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Nelly Aubray avait reçu de nombreux dons à sa naissance : les fées penchées sur son berceau avaient été généreuses. Elle était belle selon les standards en vigueur, grande, élancée, les lèvres pulpeuses, les cheveux soyeux. Elle était intelligente, du moins assez pour ne pas se laisser marcher sur les pieds. Elle était riche, ne manquait de rien, et était pro- mise à un avenir brillant, où rien ne changerait de sa vie actuelle. Son père n'était jamais là, de toute manière : en voyage d'affaires, au bureau, à Chicago, ou en congrès. Elle vivait dans une grande maison impeccable, la femme de ménage passait trois fois par semaine. Elle menait la vie rêvée de toutes les adolescentes, celle des films, avec chambre rose pastel et bijoux de luxe. À un détail près.

Elle se sentait terriblement seule.

Elle avait tout essayé : mettre la télévision en bruit de fond, écouter de la musique, inviter l'intégralité des filles de sa connaissance. Elle avait même accueilli une correspondante étrangère pendant un temps pour tromper sa solitude. Mais, inévitablement, la maison se vidait, son père ne rentrait pas, la femme de ménage retrouvait sa famille, et Nelly restait avec elle-même.

Elle suivait des cours par correspondance. Son père n'étant satisfait d'aucune offre proposée à Delphos, Nelly se retrouvait inscrite au programme international d'une école privée new-yorkaise, dans l'optique d'obtenir un diplôme en béton sans jamais avoir mis un pied dans l'établissement. Dans les faits, ça semblait être une situation idéale, mais en réalité, elle trouvait compliqué d'étudier quand son bureau était aussi l'endroit où elle avait passé deux mois à rattraper toutes ses séries en retard. Les cours étaient arrivés depuis une semaine, Nelly n'avait toujours pas ouvert le mail et personne ne pouvait l'obliger à le faire puisque personne ne vérifiait son travail.


Ce samedi matin, elle ouvrit ses volets pour découvrir avec abattement un ciel noir et menaçant. Elle descendit dans la cuisine étincelante, semblable à celles que l'on voyait dans les magazines de décoration. Il n'y avait pas un bruit, mis à part celui de ses pas étouffés par la moquette. Nelly frissonna. La grande pièce paraissait morte. Par expérience, elle savait que mettre la radio ne changerait rien, si bien que, ne supportant plus la solitude oppressante, elle se décida à sortir de chez elle. Elle passerait à la bibliothèque, irait prendre un café, et ouvrirait enfin ses fichus cours.

Elle ne se souvenait plus de la dernière fois qu'elle avait parlé à un autre être humain. Durant l'été, son père l'avait bien emmenée en croisière dans les Caraïbes, mais il avait passé les deux semaines le nez collé à son ordinateur, laissant Nelly sur le bord de la piscine, à épier les groupes de filles qui faisaient la fête et ne l'invitaient pas à se joindre à elles.

Elle prépara soigneusement ses affaires : son ordinateur, ses écouteurs, ses surligneurs et ses carnets reliés à la couverture fleurie. Elle choisit une jolie tenue, car les rares fois où elle sortait de chez elle étaient l'occasion de se montrer sous son meilleur jour. Elle arrangea sa frange rebelle dans le miroir jusqu'à perdre la bataille et se lisser les cheveux. Elle mit du rose à ses paupières et à ses lèvres. On aurait cru qu'elle se rendait à un grand événement mondain. Son père lui répétait qu'elle devait toujours être impeccable : on ne savait jamais qui l'on pouvait rencontrer.

Par chance pour ses cheveux, l'averse éclata au moment où elle passait le sas de la bibliothèque. L'endroit était silencieux, quelques lecteurs matinaux installés dans un coin. Nelly s'aventura dans les rayons, à la recherche de la place parfaite parmi les tables libres. Elle finit par la trouver, entre deux étagères, avec une prise à proximité et une lampe. Elle étala ses affaires, ouvrit le fichier envoyé par l'école, nota la date sur son carnet, et trouva mille et une distractions pour ne pas lire les documents. Quand enfin, elle se concentra pour ouvrir le cours d'histoire, en voyant les titres des chapitres, elle décida d'aller chercher des livres sur le sujet. L'occasion de se dégourdir les jambes ; elle n'était assise que depuis cinq minutes.

Jefferson's worldWhere stories live. Discover now