Chapitre 7 - Anna

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« J'ai toujours aimé la mer. Parfois quand il n'y a personne, je me couche dans mon lit, rabats la combinaison en coton sur ma tête et m'imagine nager dans l'océan. Je laisse l'eau et mes pensées me submerger complètement jusqu'à laisser mon être disparaître et sombrer dans le néant. J'imagine l'eau pénétrer mes narines et infiltrer mes poumons, remplissant chaque partie de mon corps. Je m'imagine, là, toute petite, face à la grandeur des vagues qui me submergent.

Aujourd'hui, Chase ne viendra pas. »

Je le savais car une fois dans la semaine, c'était un remplaçant qui venait. Un garçon blond aux yeux noisette, du nom de Jules. Jules ne me parlait pas, mais ses yeux en disaient long. Il était plutôt réservé et peu sûr de lui. Étonnant qu'ils l'aient embauché. Dans la nature, en théorie, je n'aurais fait qu'une bouchée de quelqu'un comme lui. Ici, en pratique, c'était beaucoup plus compliqué lorsque c'était lui qui avait le code de déverrouillage de la cellule.

Mon plateau repas arriva, une fumée s'en dégageant. J'avais faim, mais restais méfiante à cause de mon mal de ventre d'hier. Jules m'observait. J'avais l'impression qu'il voulait me dire quelque chose. Puis, au bout de quelques minutes, il me lança :

— Chase m'a prévenu ce matin que je devais veiller à ce que tu manges correctement.

Qu'est-ce qu'il m'agaçait ! Sur les centaines de détenus dont il devait s'occuper, c'était sur moi qu'il s'acharnait. Je lui lançai un regard noir et l'assiette en même temps.

— Bon... dit-il en tournant les talons.

Je m'en voulais un peu de m'être comportée comme ça avec lui. Surtout qu'il avait l'air gentil, et que c'était après Chase que j'en avais. Puis, vu qu'il ne semblait pas avoir beaucoup de caractère, je pourrais peut-être essayer de l'amadouer pour pouvoir sortir d'ici.

Jules revint pour le prélèvement sanguin et je me comportai donc bien pour pouvoir me racheter de ma conduite, en quelque sorte.

— Hé, dis-je, désolée pour tout à l'heure. C'était contre lui que j'étais énervée. Pas contre toi.

Il resta interdit pendant un moment puis rougit.

— Euh... pas de soucis. Tu n'es pas la première.

C'était une des rares fois où je l'avais entendu prononcer autant de mots à la suite. C'était presque mignon. Mince, reprends-toi, Anna, pensais-je.

— Quand je serais sortie d'ici, dis-je, ça te dirait qu'on se fasse une sortie rien que tous les deux ?

Jules passa par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Je n'étais décidément pas douée pour draguer.

Le fait d'être une détenue barjo n'arrangeait pas les choses, il faut l'avouer.

Jules prétexta qu'il avait des trucs à faire pour éviter de répondre, et quand il revint le reste de la journée, il évita de croiser mon regard. Je devais rectifier le tir, mais pour cela il me fallait attendre une semaine entière. Avec l'allure à laquelle les choses avançaient, je serais sortie dans trois ans. Ou plus ? Peut-être savait-il que je resterais ici à vie et que personne ne viendrait me chercher ? Bizarrement, j'avais toujours espoir que quelqu'un se souvienne de moi quelque part et soit à ma recherche. C'était difficile, avec les années qui passaient, de se rendre compte qu'on était signifiant pour personne. C'était dingue d'être aussi peu importante dans la vie des gens pour qu'ils ne s'inquiètent pas lorsqu'on disparaît du jour au lendemain.

Mais dans ce monde en miettes, personne ne se souciait de rien ni personne à part de son petit nombril crasseux. J'avais du mal à croire que l'humanité en était réduite à cela. Pourtant, je pensais qu'on était déjà tombés assez bas. Je ne savais pas qu'on était capable de creuser encore. L'être humain me surprendra toujours, dans le mauvais sens du terme, bien sûr.

Cette journée fut plutôt banale. J'écrivis beaucoup dans mon petit carnet, ce qui me permit de faire le point sur toutes les émotions que je sentais bouillir en moi. Parmi elles, figuraient la colère et la haine ; la haine envers la société, la colère que me procure l'injustice de ne pas connaître la raison de ma détention, la frustration de ne plus pouvoir sentir la douce chaleur du soleil contre ma peau, ou bien celle d'une étreinte amoureuse.

Je vivais dans un box froid, fait de ciment et de verre. Un endroit impossible à quitter. Je me sentais comme un insecte pris au piège dans une bouteille, me cognant inlassablement contre les parois ; en vain.

Malgré tout, quelque chose d'autre brûlait en moi. Ce n'étaient pas que la colère et la haine, mais quelque chose de pur et sauvage : c'était l'espoir. L'espoir de pouvoir sentir le soleil à nouveau sur ma peau pâle, celui qui me donne envie de me jeter dans l'océan nue et de nager à contre-courant, l'espoir qui, une fois qu'on le trouve, nous fait croire à des choses extraordinaires et nous ouvre le champ des possibles.

Sauf que quelque part, j'avais peur. Peur de croire en des chimères. Peur que cet espoir ne soit qu'un mirage dans le long et sec désert de mon existence. J'avais de l'espoir, certes, mais pour combien de temps ? J'avais mal au crâne à force de trop penser.

Quelle fatigue de devoir en permanence rester seul dans sa tête !

Un bruit m'arrêta net dans mes réflexions qui commençaient à partir dans tous les sens. À en croire le faible éclairage, il devait déjà faire nuit dehors. Jules passa sa tête devant la vitre et répondit à la question restée en suspens depuis des heures :

— Oui.

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