LIII

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Plus elle s'approchait de la forêt, plus Perrine sentait que ces arbres n'étaient pas comme tous les autres de ce monde. Il y avait quelque chose d'étrange... ou plutôt, elle ressentait quelque chose d'étrange qui lui paraissait aussi très familier, ce qui accentuait encore plus l'étrangeté de son sentiment. Ces arbres étaient... habités. Ils rayonnaient comme les hommes, possédant chacun leur propre âme.

– Qu'est-ce que...

Une main agrippa le bras de Perrine. Kian était là, à ses côtés. Il avait abandonné la tête du cortège où marchaient ses parents, Erian, Louis, ainsi qu'Orien depuis peu. Ce dernier mettait le maudit mal à l'aise.

– C'est une forêt normale pour le commun des mortels, l'informa Kian.

Perrine comprit rapidement qu'elle était l'une des seules à déceler la véritable nature des arbres.

– Pourquoi sont-ils ainsi ?

– Autrefois, les âmes étaient emportées par une déesse nommée Erinna. Elle conduisait l'esprit des défunts, les ramenant au royaume céleste, plus connu sous le nom d'Animus.

Animus... Erian lui en avait parlé juste avant qu'ils n'arrivent à Olbies.

– Mais elle s'est perdue, se détournant de sa mission pour un monde superficiel. Elle a abandonné les hommes à leur sort, comme tous les autres dieux qui ne vivent désormais plus que pour eux-mêmes. Depuis, les âmes restent sur terre, ici-bas, elles ne s'envolent plus pour l'autre monde et hantent le nôtre. Sans enveloppe, elles peuvent devenir n'importe quoi. Certaines errent, échouent dans de sombres forêts, d'autres peuplent les rivières, les lacs, les montagnes ou les arbres, cherchant un abri tangible. Parfois, avec un peu de chance, elles se réincarnent d'elles-mêmes dans des nouveau-nés, qu'ils soient animaux, plantes ou hommes. Mais le processus de réincarnation est habituellement régi par un dieu des esprits, très peu d'âmes parviennent à être autonomes.

Perrine eut l'impression d'entendre le discours de quelque secte religieuse. Cependant, après tout ce qu'elle avait vécu, elle ne pouvait ni ignorer ni réfuter cette hypothèse. Elle était même plutôt plausible.

– Mais ça ne m'explique toujours pas pourquoi cette forêt est si étrange.

– Regarde, reprit Kian. Si tu es au courant de cette histoire, qu'essayerais-tu de faire ?

La jeune femme réfléchit quelques secondes : prierait-elle la déesse ? tenterait-elle de guider les âmes ? mais comment alors qu'elle n'était qu'humaine ? existait-il un moyen ?

– Les arbres empêcheraient-ils les âmes de se perdre ?

Kian hocha la tête.

– Les vieilles traditions nous ont légué ce savoir et depuis des siècles, les corps de la famille royale sont enterrés ici. Au départ, ce rite est issu d'anciennes superstitions qui se sont perdues au fil des ans, mais le but est le même : empêcher l'égarement des âmes. Lors de la cérémonie, on place une graine dans la main du défunt et on le recouvre de terre. L'âme est ainsi transférée dans la graine et reste dans l'arbre aussi longtemps que celui-ci poussera et vivra, patientant avant d'être emmenée par les dieux.

– Et si l'arbre meurt ?

– Les arbres sont des demeures temporaires. À leur mort, les âmes n'y résident déjà plus depuis longtemps.

– Donc cette forêt...

– Est un cimetière, conclut Kian.

Cette foule déambulait au milieu d'un tombeau d'âmes humaines dont certaines étaient sûrement présentes depuis des dizaines d'années. Mais aucun, parmi ces tuniques blanches, ne semblait ressentir ce qui se passait tout autour de ce cortège.

Presque tous les arbres que Perrine frôlait remplissaient le coeur de la jeune femme d'une douce nostalgie. Il y avait des rires, des pleurs, des cris et des questions. Des milliers d'âmes s'accordaient sur une même mélodie pour raconter tour à tour leurs principaux souvenirs. La mémoire fait l'âme, les souvenirs sont des briques liées par les sentiments. Il ne leur restait plus rien que cela. Même plus de corps pour leur tenir chaud, seule l'écorce du bois autour de leur âme dénudée.

Était-ce pareil sur terre ? Ces âmes dont les corps étaient enfermés dans des cercueils, que devenaient-elles ? Et celles dont les corps étaient brûlés ? Un dieu s'occupait-il d'elles ou se perdaient-elles comme celles d'Iziria ?

Un étrange silence régnait dans cette forêt qui paraissait à la fois si vivante et paradoxalement si... morte. Perrine frissonna. Toutes ses questions tourbillonnaient dans son esprit sans trouver de réponse. Elle eut la sensation que le fil qui la retenait dans la réalité venait de céder, et qu'elle tombait, tombait, tombait... sans jamais percuter le sol. Prendre conscience de la fragilité de la vie apporte son lot de peur et d'angoisse. D'un seul coup, on sait que chaque minute est essentielle, que tout ce qu'on fait devrait avoir un but pour nous ou pour les autres, sinon quel intérêt y a-t-il à se lever ?

La jeune femme se souvint de sa vie sur terre, de ses jours monotones à essayer d'avoir une vie, sans pour autant vivre vraiment. "Que nous apprend-t-on là-bas ? À être bien sage, à respecter les règles, à rester dans une case ? Et même lorsqu'on pense braver tout cela, n'est-ce pas au final ce que la société a toujours voulu de nous ? Comment être sûr de suivre nos propres choix ?" Les nombreuses âmes qui résidaient dans ces arbres avaient-elles la réponse ?

Des murmures s'élevèrent soudain de la foule et tirèrent Perrine de ses réflexions. Kian, jusque-là à ses côtés, s'était volatilisé, tandis qu'Yna avançait en direction de la tête du cortège. Elle fit signe à ses deux suivantes de l'accompagner. Une allée de toges blanches se dressa rapidement devant elles et leur donna accès à un des arbres les plus minces de cette forêt. Il avait bien grandi et s'était épanoui, mais quelque chose perturba Perrine lorsqu'elle leva les yeux sur lui : cet arbre était vide. Elle le sentait au plus profond d'elle-même, une solitude infondée l'avait envahie et était en train de la ronger. Cet arbre était vide. Dépourvu de toute âme, il grandissait comme un mouton noir parmi un troupeau blanc, avec à ses pieds, un tapis de roses blanches qui commémoraient une âme fantôme. Car Kian était en vie ! Et cette foule, ces parents debout près de l'arbre ainsi que ce frère, stoïque à leur côté, tous pleuraient un homme bien vivant. Alors tandis qu'Yna déposait sa fleur avec les autres, Perrine se retourna et chercha Kian des yeux. Il était dans la foule, elle le sentait, juste là. Les yeux larmoyants de colère de la jeune femme agrippèrent un regard inexpressif. Comment pouvait-il faire cela à sa famille ?! Comment parvenait-il à rester silencieux après avoir disparu sans laisser de trace ? Comment pouvait-il leur faire croire qu'il était mort, qu'il ne reviendrait jamais... !

Les larmes de la reine, la résignation du roi, l'abattement du prince Erian, tout cela n'avait-il donc aucune importance pour Kian ? Le prince maudit baissa la tête sous l'insistance du regard culpabilisant de Perrine. Alors soudain, elle réalisa que cette âme qu'elle blâmait, reflétait la sienne aussi parfaitement que si elle s'observait dans un miroir. C'était elle qu'elle voyait à présent au milieu de ces toges blanches, à se cacher de ses parents, à faire comme si elle n'existait pas puis à disparaître soudainement, franchissant même les barrières d'un autre monde. Était-ce parce qu'elle avait souhaité si fort s'éloigner de sa famille qu'elle avait atterri ici ? Avait-elle... fui ?

Perrine fixait toujours Kian, qui releva la tête et plongea son regard sombre dans un océan cobalt de culpabilité. Ils partageaient finalement bien plus qu'ils ne le pensaient.

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Bonjour !

Voici le chapitre, le dimanche ça me paraît être un bon jour pour publier héhé :)

J'ai aussi une autre nouvelle à vous annoncer : nous arrivons bientôt à la fin du livre !!!! Alors si certains commencent à trouver que l'histoire se fait longue, ne vous inquiétez pas, les aventures de nos héros touchent à leur fin, pour ce tome 1 en tout cas 😂

C'est tout pour moi, je vous souhaite une bonne journée et on se revoit très vite ! 😁

BLUE HEARTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant