XXXIII

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Pendant ce temps au campement, Yna et Louis installaient des fourrures faisant office de lits, que Jia avait eu la bonne idée de voler à l'écurie en même temps que les chevaux. Malheureusement, il n'y en avait que cinq ce qui signifiait que deux aventuriers allaient devoir partager une couchette pour le restant du périple.

– Cela ne te dérange pas de dormir avec Perrine ? demanda Jia à la jeune princesse.

– Si elle n'y voit pas d'inconvénient, répondit-elle en haussant les épaules.

Ynasuana devait avouer que son lit lui manquait, et peut-être que sa famille aussi. Un peu. Mais elle ne regrettait pas : elle avait choisi cette vie et au moment de prendre sa décision, elle avait longuement réfléchi à tout ce qu'elle quittait. Au château, c'était une existence facile et futile qu'elle aurait vécu. Ici, elle était importante. Elle pouvait aider ces personnes, ses sujets, en agissant concrètement, pour des gens qu'elle connaissait deux fois plus qu'un peuple inconnu.

Yna regarda Louis en train d'installer des pierres autour de brindilles pour le feu de camp. Sa tresse noire longeait sa colonne vertébrale. Elle se rappela alors que son ami lui avait proposé de lui natter ses longs cheveux bruns, en voyant combien ils la gênaient. Depuis, chaque fois que les tresses de la princesse se relâchaient, c'était lui qui la recoiffait. Elle avait de si beaux cheveux, sa mère n'avait cessé de le lui répéter en lui faisant promettre de ne jamais les couper, et jamais elle ne les couperait. Elle y tenait comme à sa propre vie.

Bientôt, Erian revint avec des branches ainsi que d'autres brindilles. Il fallut briser les plus grandes et Louis l'aida. Jia avait trouvé des feuilles un peu plus loin qu'elle inspecta puis goûta avant d'en cueillir à pleines poignées.

Kian et Perrine réapparurent ensuite avec un peu de foin arraché au bord d'un champ ainsi que quelques pommes. Leurs gourdes étaient pleines d'une eau puisée dans un petit ruisseau à quelques centaines de mètres. En arrivant, ils découvrirent leurs quatre compagnons assis en cercle, presque à la fin du repas et tous attentifs à l'histoire que racontait Erian. Les deux retardataires déposèrent la nourriture aux chevaux puis s'installèrent côte à côte en silence, gênés d'arriver aussi tard.

– Le navire ennemi était alors à portée de tirs, nous avions navigué sur plusieurs kilomètres avant de le rattraper, mais enfin, il ne pouvait plus nous échapper. Malpour me regarda avec son seul œil, il aperçut mon sourire et me le rendit. Nous étions prêts à aborder son navire lorsqu'il donna l'ordre de charger les canons. Malheureusement, nous avions commis une erreur fatale, car durant notre course j'avais ordonné à tous mes hommes de ramer. Nous étions donc sans munitions alors que notre ennemi nous tirait déjà dessus. Un par un, nos canons et notre seule chance de nous en sortir furent détruits. Le bateau était dans un sale état, l'équipage entier pensait que c'en était fini pour nous...

Il fit une courte pause, tenant son auditoire en haleine. Perrine, qui avait pris l'histoire en cours de route, n'était pas moins suspendue à ses mots que Yan et Louis. Jia avait fermé les yeux et voyait clairement la scène tel qu'Erian s'en rappelait. Kian était... Kian. Il ne croyait pas un mot de ce récit et préféra se concentrer sur les flammes qui dansaient sous ses yeux noirs.

– Lorsque soudain, reprit-il en faisant sursauter ses fans, le mât principal du bateau ennemi se brisa dans une explosion. Un de mes matelots s'était emparé du dernier canon restant, et avait allumé la mèche tout en visant avec une extrême précision. C'était un coup de maître qui nous permit de reprendre le dessus ! Alors j'ai crié 'à l'abordage !' tandis que le mât tombait sur leur propre navire et tous mes hommes se sont précipités sur le pont supérieur pour livrer une bataille sanglante.

Jia laissa échapper un petit rire moqueur en découvrant le mensonge ; en réalité, les pirates adverses s'étaient rendus sans opposer aucune résistance. Malpour n'était pas stupide et avait préféré se retirer sans quoi tout son équipage y serait passé face au nombre supérieur de marins de l'autre camp.

– Nous ne fîmes aucun prisonnier et repartirent avec leurs trésors, conclut Erian.

– C'est cela une vraie aventure ! s'exclama Yan admirative.

– Oui c'est incroyable, admit Perrine.

– Ce n'était qu'une modeste histoire, mais il est vrai que ce sera sans doute difficile pour vous de faire plus épique.

Le sourire aux lèvres, Kian jeta un coup d'œil à Jia qui riait intérieurement. « S'il savait... » pensa-t-elle en se rappelant quelques notables épisodes de sa vie.

– Il serait peut-être temps que je vous conte une des légendes qui se transmettait à l'époque où je vivais encore dans le royaume d'Olbies...

Le prince perdit son sourire et la prévint intérieurement de ne pas divulguer ses secrets, mais il était trop tard et Jia s'était pris au jeu de cette soirée « vieux souvenirs ».

– Il y a bien longtemps dans le royaume d'Olbies, un jeune prince arrogant faisait vivre l'enfer à ses parents ainsi qu'aux jeunes filles de tout le pays. Venues de proches ou lointaines contrées pour capturer son étonnant charme et son esprit légendairement rebelle, princesses, duchesses, comtesses et femmes du peuple de tous âges, se firent pitoyablement rejeter. Aucune n'était à son goût, mais surtout, aucune n'était à sa hauteur. Il déclara ensuite que la seule qui le pourrait serait une déesse. Ainsi interpellées, quelques déesses débattirent à son sujet et une d'entre elles releva le défi des autres quant à lui donner une bonne leçon. Cette déesse était perfide, sournoise, et pour prouver au prince qu'aucun mortel n'avait droit de se proclamer digne d'une divinité, elle se présenta à lui.

Le silence régnait dans la clairière, Jia ayant complètement captivé l'attention de son public, même celle de Kian.

– Elle prit l'apparence d'une femme horriblement laide dont la jeunesse semblait s'être fait engloutir sous des dents noires et désordonnées, sous une peau rugueuse et rougie, sous des yeux banals ainsi que des cheveux rêches et mal peignés. Les gardes du palais rirent en la voyant mais ne refusèrent pas sa requête car tel était son droit. Elle rencontra donc l'héritier du royaume mais, toujours aveuglé par son orgueil, il rejeta la déesse en lui riant au nez. Fière de sa prestation, elle lui révéla sa véritable identité, se transformant sous ses yeux en une magnifique jeune femme. Ses cheveux étaient d'or, comme les blés d'Iniese, ses yeux étaient bleus comme le lagon d'Edenia et sa peau était laiteuse, parfaitement lisse. Le prince n'eut pas le temps de réaliser son erreur que la déesse le maudissait déjà : « Souviens-toi bien de mon nom prince Arsalan IV d'Olbies. Je m'appelle Erinna, fille d'Éole et déesse des vents et des esprits. Tu as déclaré que seule une déesse serait digne de toi mais toi, tu ne seras jamais digne d'une déesse. Pour cela, je te condamne. Voici ta peine. »

Yna retint son souffle.

– Le vent se leva et la foudre s'abattit sur le palais. Erinna prononça donc cette malédiction :

« Des profondeurs d'un lac surgira
Un soir, une fille aux cheveux d'or
Et dans son regard le ciel brillera
Ô son cœur brisera la mauvais sort.

Mais cours et fuis tant qu'il est temps
Avant que ne te rattrape le vent
Transforme l'horizon en l'infini
Et fais couler les pierres bleu nuit

Mon prince, choisis bien qui tu veux être
Car sur cette terre compte chaque être
Aime-la et homme tu deviendras
Ou à jamais loup et seul tu finiras. »

Les paroles de Jia semblèrent vaguement familières à Perrine, comme si elle avait autrefois assisté à une pareille scène.

– À la fin de ce sortilège, le prince se métamorphosa en un immense loup blanc. Désorienté, il renversa plusieurs meubles et vases dans sa fuite. Les gardes, alertés par le bruit, entrèrent dans la pièce : ils trouvèrent une salle dévastée ainsi qu'une fenêtre brisée. Sur les éclats de verre, il y avait du sang, mais aucune trace du prince ou de cette horrible femme. La déesse s'était volatilisée et le prince, jusqu'alors destiné à devenir roi, prit la fuite à travers la ville couverte de nuages noirs. Les rues étaient désertes et bientôt, la pluie tomba sur cette triste fatalité.

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Bonjour à tous !!

Voici le début de la malédiction de Kian, qu'en pensez-vous ?

N'hésitez pas à donner votre avis sur le rythme de l'histoire, les personnages ou la suite de leur aventure !

On se retrouve la semaine prochaine et bonnes vacances (pour ceux qui ont la chance d'y être) !

BLUE HEARTWhere stories live. Discover now