13 a viz Gwengolo 2352*

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Il y a quelques jours, Valeck et Mary sont venus me tirer du lit en disant qu'il fallait absolument qu'on reprenne les entraînements, pour être prêts quand les équipages choisiront les novices, la saison prochaine. Je sais bien, je ne suis pas bête, qu'ils voulaient surtout m'aider, me changer les idées.

J'avais pas envie. Je n'ai envie de rien de toute façon.

On a poussé la barge à l'eau, dressé la gouel, mis le cap sur l'embouchure. J'avais goût à rien, j'étais pas attentif. Ils n'auraient pas dû me laisser la barre.

Dans l'estuaire, naviguer n'est pas simple : l'eau des terres se jette dans l'océan et le ressac fait force contraire. Le courant est changeant, capricieux. J'ai mal jugé la ligne de flottaison, pourtant, d'habitude, je lis bien l'écume. J'ai barré trop fort, le gréement s'est tordu, a arraché la bride des mains de Mary. La bôme a percuté Valeck dans le plat du dos et l'a éjecté par-dessus la coque. Le bateau a fait une telle embardée qu'à la seconde suivante, on était déjà à plusieurs mètres de lui. Heureusement, on sait tous nager, seulement va nager dans l'eau froide au milieu d'un estuaire.

Ça a été les dix minutes les plus longues de ma vie. Mary et moi, on a lutté contre le vent pour rejoindre Valeck. On criait par-dessus le grain qui, bien sûr, s'est levé. Au bout d'un moment, on a réussi à hisser Valeck à bord. Il était livide, si glacé que ses lèvres, son nez et le bout de ses doigts avaient viré au bleu.

Mary s'est désapée et l'a couvert de tous ses vêtements, et j'ai fait la même. On a eu l'air fin, quand, enfin, on a regardé le ponton : nous deux quasi à poil, et Valeck dans une telle hypothermie qu'il fallait le secouer régulièrement pour pas qu'il s'endorme.

Le père de Valeck était là lorsqu'on a ramené son fils. Le père de Valeck, quand il n'est pas en mer, à quinze heures, il est rond, et ça ne faisait pas exception ce jour-là. Il a commencé à se mettre en colère contre moi, comme quoi c'était ma faute. Je lui ai dit d'aller se faire foutre, qu'on avait lutté comme des malades pour sauver son merdeux... Il m'a traîné dehors et foutu une beigne. Un coup de poing en pleine face. Mes dents ont imprimé leurs marques à l'intérieur de ma joue, et ma peau s'est fendue.

Au début, j'ai pas réagi. Puis je l'ai vu relever la main et j'ai senti un truc se rompre en moi. Je lui ai sauté dessus, je l'ai frappé, griffé, mordu, je lui ai envoyé mon genou dans les couilles, je lui ai arraché les cheveux. J'étais qu'un cri. Des poings et un cri qui montait du fond de mes tripes.

Je sais plus trop comment ça s'est terminé. Des gars ont réussi à me séparer du père de Valeck, à me traîner jusqu'aux cellules des communs, à m'enfermer dedans. Kristen a dû venir me soigner. Je ne me souviens plus.

Je ne peux plus rester ici. Je vais devenir fou.

* 13 septembre 2352

Le carnet de MadenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant