22 mars 1911

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Avec Nao, on ne se voit pas beaucoup, et quand on se voit, c'est dans ma piaule, pour pas trop s'exposer. Elle mitonne ses parents (chez qui elle est censée crécher de temps en temps) et Mordret pour dormir avec moi.

J'aime les nuits qu'on passe ensemble. Je me sens bien dans ses bras et, calés entre les draps, on se raconte des petits bouts de nos vies.

L'année dernière, l'Ordre a fait une descente dans son quartier (une zone résidentielle à une cinquantaine de kilomètres de Stuttgart). Ils pourchassaient un P.M.F. qui s'était réfugié chez elle. Les Vestes Grises ont torturé le gars et l'ont abattu devant elle. Elle a pété un câble et elle a fugué en reprochant le drame à sa famille. C'est comme ça qu'elle a échoué dans les Halles Basses. Elle me dit qu'elle s'y plaît. J'ai compris qu'elle était plus ou moins contrainte de revoir ses parents, mais qu'elle ne voulait plus dépendre d'eux. Son job au Mordret's Pub lui permet de payer son école et d'être autonome. Ça lui tient beaucoup à cœur.

Moi, je lui ai raconté mon histoire, notre histoire, à Kímon et à moi, par petits bouts décousus. C'est plus difficile qu'avec Louve, parce que Louve, en tant que méca et en tant qu'humaine, elle pigeait tout, tout de suite. Naola, elle doit faire un effort pour se mettre à ma place. Les websters, pour elle, c'est normal... enfin, c'est plutôt qu'elle ne s'était jamais posé la question. Ça lui fout les larmes aux yeux, tout ça, alors je préfère ne pas trop insister, mais ça me rassure de voir que ça l'horrifie, qu'on transforme des enfants humains en enfants-légume. Au final, tout le monde le condamne, il n'y a que les monstres qui se font du fric dessus qui sont capables de trouver ça bien.

Elle m'a proposé de me donner ses économies pour rembourser ma jambe et racheter Kímon. Je sais combien elle galère (même si elle est carrément mieux payée que moi) et de combien elle a besoin pour son école (les frais de scolarité sur un an, c'est le prix de ma jambe !), son matos, ses vêtements, etc., donc c'est hors de question. Je ne veux pas que mes histoires entravent la sienne.

N'empêche. Je m'inquiète pour elle. Son patron, Mordret, est infect. Il la pousse à bout. Au pub, elle n'est jamais tranquille : à tout moment, il peut faire irruption près d'elle, lui donner des ordres, lui imposer une séance d'étude, un entraînement magique, une course... Quand j'ai commencé à remarquer que ça n'était pas forcément normal (il l'avait fait lever à cinq heures du matin alors qu'elle s'était couchée à trois et qu'elle avait cours, au prétexte qu'il devait s'absenter et qu'il fallait quelqu'un pour garder le bar), Naola m'a envoyé balader. Depuis je ferme la gueule, mais je n'en pense pas moins. Le vampire la fascine. Elle lui passe tout, elle ne voit pas ses petites manipulations, ses manœuvres. Ma main organique à couper qu'il s'arrange pour la tenir éloignée de ses vieux.

Naola m'a dit que Mordret voulait la « lier », sans réussir à m'expliquer ce en quoi ça consiste. Pour moi, le terme parle de lui-même. Kímon, en quelque sorte, est lié à la Naine.

En attendant, elle termine ses nuits épuisées (et j'y suis pour rien). Qu'elle doive être capable de se battre contre les vampires, c'est une chose, mais elle ne devrait pas, après un entraînement avec lui, s'écrouler, quasi sans magie, chez moi. Je m'inquiète quand je la vois comme ça. Elle pourrait se blesser en match si elle fait pas gaffe.

Quand je la regarde dormir, au matin, sous la lumière de la petite lucarne de ma piaule, je ne peux pas m'empêcher de sourire. Je me dis que je la mérite pas, qu'elle est trop bien pour moi, et puis je chasse cette idée : être avec quelqu'un, ce n'est pas une question de mérite. Je suis juste amoureux, je crois.

Ça me fout la trouille, parce que notre histoire, à tous les deux, quelque part, on sait que ça ne peut pas bien finir. On ne va pas rester cachés toute notre vie.

Le carnet de MadenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant