Rasade de camomille

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Les trois chapitres suivant, en plus de celui-là, sont un peu spéciaux 👀


Je repose le téléphone sur la table, et je soupire. Mon exaspération est rapidement entendue par mon compagnon, qui me fixe avec une tête blasée.

— Qu'est-ce qui a encore ? Y ont plus ton magazine préféré au magasin ?

— Nan, c'est ton frère. Y veut qu'on vienne jouer avec lui. Y font une soirée spéciale.

Mon excellente humeur se répercute sur Konstantin, qui soupire à son tour. À la bonne heure. Nous voilà tous les deux énervés.

— Encore de la pub déguisée. Qu'est-ce qui comprennent pas ? On veut pas aller dans cette maison de vieux.

— Ouais, mais ton frère y est et il s'y plaît. Y doivent se dire, autant que toute la famille se ramène.

Il hausse les épaules, avant de fixer à nouveau la télévision. C'est l'heure de son feuilleton, et j'ai osé le déranger. Je me tais jusque'à ce que j'entende le générique de fin. Il éteint le poste, et se lève pour aller boire un coup — ou aller aux toilettes, on ne sait jamais avec lui.

— Bon, j'réponds quoi ? Artemy m'a demandé de le rappeler quand on aura une décision.

Il se stoppe et se retourne. Il ressemble à un vieux chewing-gum mou, mais il est au courant. Je dirais même qu'il en joue un peu, pour qu'on ait pitié d'un pauvre papi comme lui. Le seul point dérangeant que je soulignerais, c'est la couleur de ses cheveux. Les pauvres papis n'ont pas les cheveux bleus clairs. Ils ne sont pas assez cool pour ça.

— Dis oui. Au moins, on aura de la bouffe gratuite. Et je pourrais l'exploser au Scrabble.

Je grince des dents. Depuis que je suis vieux, je déteste ce jeu. C'est un vrai paradoxe, d'ailleurs. Et puis, je suis désavantagé. J'ai beau être en Russie depuis presque un demi-siècle maintenant, je ne suis pas aussi doué que mes deux concurrents, qui y sont nés. C'est un véritable désavantage. La preuve, à l'époque très reculée où nous jouions avec Seren et Viktoria, je gagnais systématiquement.

— Okay. Je l'appelle.

C'est ainsi que l'après-midi suivante, une voiturette vient nous chercher pour nous conduire à la résidence des Lilas Bleus, la maison de retraite où Artemy coule de vieux jours. Nous sommes avec d'autres personnes âgées de notre quartier, et la théorie de Konstantin se révèle être exacte. C'est de la pub déguisée.

Les petits plats sont dans les grands ; une jolie navette avec de la bonne musique — et pas la soupe qu'ils produisent de nos jours — une décoration de Noël des plus clinquantes, un personnel souriant à souhait et des boissons chaudes offertes à l'arrivée. Sur chaque table de jeu, une brochure explicative des prestations proposées par la maison, avec la promesse que ce genre d'après-midi a lieu au moins une fois par semaine. D'après les avis que nous avons d'Artemy, c'est un fieffé mensonge. Il s'ennuie comme un rat pourri.

— Je hais tout ce miel, me souffle Konstantin dans les oreilles.

Je remercie mes appareils auditifs, ou je ne l'aurais pas entendu. Je hoche la tête, parce que je suis parfaitement d'accord.

— Tu sais quoi ? repris-je. On devrait les choquer pour qu'ils nous lâchent les mocassins.

— Et qu'est-ce que tu comptes faire ? Hurler tes chansons qui ont un siècle dans le hall ?

Je souris avec malice, et je vois une étincelle d'amusement s'allumer dans le regard de mon compagnon. Je crois qu'il a compris.

— On devrait se rouler une pelle d'enfer à la fin. Deux vieux hommes qui s'embrassent, ils vont en perdre leurs moyens.

Ciel de NoëlKde žijí příběhy. Začni objevovat