5. Mise à mort de l'étalon blanc

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Je replie, non sans difficulté, le courrier reçu la veille. Une convocation pour comparaître au bureau de police... De catégorie III qui me déclare suspect « d'une infraction punissable d'une peine privative de liberté (théorique) ».

Depuis mon entrée dans les locaux austères du commissariat, je tremble de tout mon corps. Ils me soupçonnent d'être l'assassin de Leucio. Moi ? La femme qui ne ferait pas de mal à une mouche.

Un homme très grand se plante devant moi dans le couloir. Il se présente comme le policier en charge de l'affaire, l'enquêteur Epeen. Il me somme de le suivre jusqu'à son bureau.

À travers le dédale de couloirs, mon cœur tambourine un peu plus fort. Chaque pas que je fais me ramène à Leucio. Il se bidonnerait s'il me savait inculpée de sa mort. Je le revois le sourire aux lèvres. Les fossettes imparfaites qui creusent ses joues. Les rides qui se forment au coin de ses yeux. Et surtout, je l'entends prononcer gravement mon prénom.

Son souvenir et les dernières paroles que nous avons échangées me hantent. Je dors mal la nuit. En fait, je ne ferme plus l'œil sans les somnifères prescrits par mon médecin traitant. Mais mon sommeil est perturbé malgré tout par les cauchemars.

Ceux-ci le mettent toujours en scène de la même façon. Je retrouve mon ami plein de vie, puis tout vire au drame. Du sang perle sur ses doigts. Une tache sombre se forme sur son t-shirt. Elle s'étend au niveau de son flanc gauche. Leucio chancèle. Il me supplie de l'aider. Ses lèvres bougent. Pourtant, je ne l'entends pas. Aucun mot ne sort de sa bouche. La souffrance le rend muet. Dans un dernier espoir, il essaie de se retenir à mon bras. Mais il s'écroule. Et moi, je le regarde agoniser. Avec un soulagement malsain.

Notre secret disparaît avec lui.

— Madame Hymnes ? m'interpelle le policier.

Je relève la tête du charm accroché à mon bracelet, le cadeau que Leucio m'a offert pour mes vingt-six ans. Un poignard, si ce n'est pas ironique !

L'homme aux tempes grisonnantes est maintenant assis derrière son ordinateur. Courtois, il m'a demandé si je souhaitais boire quelque chose. Un café ou un verre d'eau ? Il devine que je ne suis pas dans mon assiette. Mon teint blafard me trahit.

— Avant le début de votre audition, je me permets de vous rappeler vos droits. Daphné Hymnes, vous êtes entendue en qualité de suspect pour le meurtre de Leucio Pisa. Vous avez le droit de vous concerter avec l’avocat de votre choix — ou désigné d'office — et de vous faire assister pendant l'audition. Toutes vos déclarations peuvent être utilisées comme preuve de justice. Vous pouvez également demander que toutes les questions qui vous sont posées et vos réponses soient actées dans les termes utilisés...

Je n'écoute plus le ton monocorde me dicter les droits qui étaient listés dans un formulaire joint à la convocation. Je les connais. Je les ai lus et relus.

D'après la loi Salduz, plus précisément à l'article 47bis du code d'instruction criminelle, toute personne auditionnée dans le cadre d'une procédure pénale par un policier ou un magistrat, en la qualité de suspect, victime ou témoin, a le droit de se présenter assister d'un avocat. Toutefois, je décline ce droit. Je ne suis pas coupable de cette situation.

En revanche, @Apoll0n l'est.

— Bien, commençons. Vous étiez amie avec la victime, Leucio Pisa ?

— Oui, je le connais depuis... Je le connaissais depuis plus de cinq ans. Il était comme un frère pour moi.

L'enquêteur acquiesce sans me jeter un œil. Les sourcils froncés, il consulte l'écran de son ordinateur.

— Comme un frère, vous dites ?

Leucio et moi nous sommes rencontrés lors d'un salon qui rassemble annuellement plusieurs youtubeurs. Nous étions parmi les rares Belges invités à la convention. J'avais à peine débuté dans le métier, alors que lui connaissait déjà très bien le milieu des videomakers.

Il m'a prise sous son aile. Il m'a toujours protégée et encouragée dans tous mes projets professionnels.

Il m'aimait.

— Je le considérais comme mon frère, assuré-je, la gorge nouée.

— Mais ce n'était pas réciproque... Il était amoureux de vous, n'est-ce pas ?

Je hoche simplement la tête.

Leucio ne s'en est jamais caché. Il assumait les sentiments qu'il nourrissait pour moi, même quand il était en couple avec une autre femme. Parfois, je ne le comprenais plus. Un jour, il me draguait. Un autre, il s'excusait pour son comportement et redevenait mon meilleur ami.

— Votre amitié était ambiguë ?

— Qu'est-ce que vous voulez dire par-là ? tiqué-je.

— Je reformule autrement : avez-vous déjà cédé à ses avances ?

Sa question me coupe la respiration. Je n'ai jamais admis la vérité de vive voix, préférant l'expier par le silence. Cependant, les incartades que nous commettons ne se rachètent pas. Une fois commises, elles nous poursuivent.

Et la mienne me ronge.

— Oui.

— Quand ?

— Il y a quatre ans, nous avons relevé un défi lancé par ses followers dans le but de récolter de l'argent pour Viva for life... Nous sommes partis en Tanzanie. Juste lui, sa caméra et moi. Leucio rêvait de grimper le mont Kilimandjaro.

Je ravale mes larmes en me souvenant de sa proposition complètement dingue et aux émotions ressenties lors de notre aventure. « Accompagne-moi. Tu ne vas pas le regretter, je te promets ! C'est la chance d'une vie. Puis imagine le chèque qu'on rapportera aux enfants… » m'avait-il suggéré, un soir où nous étions attablés en terrasse.

Je n'étais pas prête tant physiquement que mentalement pour une telle épreuve. Pourtant, ses arguments m'ont convaincue. Des familles en difficulté comptaient sur nous, des personnes avaient foi en nous. En octobre 2017, nous nous sommes envolés pour l'Afrique de l'Est.

Pour l'expérience la plus bouleversante de toute mon existence.

— Quelque chose a changé entre vous lors de votre périple ?

— Pendant notre voyage, j'ai trompé ma compagne, lui confessé-je à demi-mot.

Là-bas, Leucio et moi avions l'impression d'être coupés du monde. Plus rien n'existait. Nous progressions avec l'aide d'un guide vers le sommet du toit de l'Afrique. Les couchers et les levers du soleil se succédaient, comme l'épuisement, l'euphorie et la reconnaissance. Nous avons ri, pleuré, et nous nous sommes découverts lors de cette ascension.

— Nous avons retrouvé une photo à côté de son corps... me révèle l'inspecteur.

Il fait glisser la preuve de mon infidélité sur son bureau. Le cliché dans les tons orangés est flou. Pourtant, l'instant capturé à l'aube par un appareil jetable ne laisse aucun doute sur la nuit que Leucio et moi avions passée ensemble. Moi, à moitié endormie au creux de ses bras. Lui embrassant ma nuque pendant qu'il nous photographie.

Ma vue se brouille.

— Vous l'aimiez ?

— Pas comme j'aime ma fiancée ! réfuté-je.

— Il y avait aussi autre chose sur le lieu du crime : un poème adressé à une certaine « Daphné ». Ces deux preuves vous désignent comme la coupable idéale d'un crime passionnel. À moins que vous n’ayez un alibi en béton ou une explication...

Aime-moi, DaphnéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant