6. Tout de blanc vêtue

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— Tu devrais freiner sur le vin, chérie...

Je n'écoute pas ma mère et accepte la bouteille que me tend la vendeuse. Celle-ci répond au doux prénom d'Aura. En plus d'avoir un coup d'œil avisé, elle se montre très discrète. Depuis mes premiers essayages, elle se terre dans un coin de la boutique. Elle est seulement intervenue pour me proposer un verre de blanc.

Normalement, ils réservent ce grand cru pour les futures mariées qui ont enfin trouvé chaussure à leur pied. Ce qui n'est pas mon cas. Je suis plus qu'indécise. Le tic-tac de l'horloge ne fait que me rappeler les heures qui s'écoulent, et les essayages s'enchaînent.

Le tailleur que j'ai passé m'a paru trop sévère. La robe meringue, trop imposante. La robe courte, trop basique. La robe sirène, trop moulante.

Tout ce blanc m'éblouit. Toutes ces tenues me donnent le vertige. Tout ce rituel sacro-saint m'étouffe.

— Est-ce que vous aviez une petite idée avant de venir ? Ou même une robe de mariée d'une star en particulier qui aurait pu vous inspirer un coup de cœur ? se mêle la vendeuse, dès qu'elle note mon abattement.

Je lisse nerveusement les froufrous qui épaississent ma taille. Quant au bustier pailleté, il écrase ma poitrine.

Rien ne me convient. Soit le miroir me présente un reflet difforme, soit je suis bonne à interner.

— Chérie ?

Ma mère passe une main rassurante dans mes cheveux. Elle dessine mes boucles comme elle le faisait quand j'étais enfant. Mon mutisme la déstabilise, tout comme la fatigue qui cerne mon visage.

La nuit passée, je n'ai dormi que quatre heures... et je me suis disputée avec Diane au sujet de l'enquête concernant l'assassinat de Leucio.

— Oui ?

— La demoiselle te demandait si tu avais aimé la robe d'une personnalité. Moi, je trouvais la robe de Pippa Middleton très jolie. Tu te souviens comme le travail de la dentelle était splendide ? Pourquoi ne pas choisir quelque chose dans ce style ?

Je secoue la tête avant de me réfugier dans la cabine.

J'en ai marre que ma mère me traite comme si j'étais en sucre. Que Diane me ménage aussi de la même manière depuis la mort de Leucio. Toutes les deux ne comprennent pas que la situation est compliquée. Plus complexe qu'elle ne le paraît.

Ma vie s'effondre brique par brique. Les commandes m'ont été volées par un inconnu complètement perché, et je suis spectatrice de ce désastre.

D'ailleurs, @Apoll0n ne me lâche pas d'une semelle. Le dernier message qu'il m'a envoyé il y a deux minutes me provoque un haut-le-cœur. Ou c'est le troisième verre avalé cul-sec ?

[Toi comme moi savons que tu ne te marieras pas avec Diane]

Le pire, c'est que je prends goût à ce jeu malsain. J'essaie de comprendre qui se cache derrière l'écran. Qui prétend me connaître mieux que je ne me connais.

[Pourquoi je ne l'épouserai pas ?]

[Parce que tu n'en as jamais eu l'intention. Tu as peur de l'engagement et de souffrir]

[Peur qu'elle découvre ton vrai visage]

[Moi, je t'épouserai sans concession. Parce que je t'aime telle que tu es. Forte, mais sensible. Intelligente, mais manipulatrice. Insensée, mais lucide]

[Jamais je ne t'abandonnerai]

[Car le lien qui nous lie dépasse toute logique]

[Nous deux, c'est une évidence]

[Dès que ton regard a croisé le mien, je l'ai su. Mon cœur a cessé de battre l'espace d'un instant. Ton sourire m'a fait perdre tous mes moyens. Tu étais juste là devant moi, et pourtant, si inaccessible en surface]

[Appelle cela comme tu veux. Coup de foudre ou l'amour au premier regard. Mais moi, je l'ai ressentie cette flèche. Elle m'a transpercé le cœur. Elle a uni nos destins]

[L'un à l'autre pour toujours]

Tremblante, je repose mon téléphone sur l'amas formé par mes vêtements.

Les SMS se sont succédés à tire-d'aile. @Apoll0n n'a montré aucune hésitation dans sa déclaration. Il cultive une assurance qui me terrifie, et surtout une tendance omniprésente à la grandiloquence et à l'adulation. Il me paralyse.

— Daphné ? Qu'est-ce que tu fais !? s'inquiète ma mère derrière le rideau.

— Deux minutes ! J'enfile une dernière robe.

— Si vous avez besoin d'aide, je suis là, me suggère Aura d'un ton doucereux qui dissimule mal son impatience.

Sa journée de travail touche à sa fin sur une cliente difficile.

Je sors finalement de la cabine, vêtue d'une robe toute en transparence. Les fleurs brodées contrastent avec ma peau pâle. Elles forment sur le bustier une constellation colorée qui essaime sur la jupe.

— On dirait une...

— Une nymphe, s'extasie ma mère en coupant la parole à la vendeuse.

— N'exagère pas non plus, Maman !

— Je n'exagère pas, ma chérie. Tu es magnifique ! Regarde-toi dans le miroir !

Le tissu léger caresse mes jambes à chacun de mes pas. Je défile dans le magasin sous les regards admiratifs. La traîne suit le mouvement chaloupé de mes hanches, sans me gêner. La coupe ajustée de la robe souligne élégamment ma silhouette. Quant au décolleté échancré, il assure la touche moderne et sexy au vêtement.

Rêveuse, je caresse du bout des doigts les broderies. La perspective de ce mariage m'effraie moins. Certes, j'ai toujours une boule au ventre en me remémorant les mots d'@Apoll0n qui sont au combien vrais !

Le reflet parfait de la future mariée dissimule les horreurs d'une menteuse.

Soudain, un bruit suspect me fait l'effet d'un uppercut dans la poitrine. Pétrifiée sur place, je fixe la vitrine contre laquelle un oiseau s'est jeté. Un corbeau au ramage funeste. La vendeuse se rapproche de la fenêtre et nous annonce d'une voix blanche qu'il est mort sur le coup.

— Non ! Je t'interdis de voir dans la mort de cet oiseau de malheur un présage ! Arrête d'être superstitieuse ! me défend ma mère, après avoir noté mon teint blême.

— Je n'ai encore rien dit...

— Mais tu allais le faire. Ce mariage aura lieu, un point c'est tout !

***

Une cigarette au coin des lèvres, je tente d'actionner le briquet que la vendeuse m'a prêté. Une fois, une deuxième fois, et enfin, une troisième fois. La flamme m'apaise aussitôt. J'ai réussi à fausser compagnie à ma mère en prétextant un appel urgent des bureaux Olympe pour ma collection de bijoux. Elle ne supporterait pas de me voir fumer.

En temps normal, je ne touche pas à cette saleté. Toutefois, là, je n'y arrive plus. Le stress l'a emporté. Je tombe dans les travers de l'alcool et du tabac.

— Tu ne devrais pas fumer.

La cigarette m'échappe des doigts et me brûle au passage. Je n'ai pas le temps de me retourner vers l'origine de la voix grave qu'un objet fin se plante dans mon cou. Un bras me comprime la poitrine alors qu'un torse aussi solide que le roc s'impose dans mon dos. Bloquée de la sorte, j'essaie de lutter contre mon agresseur en me débattant, mais il me maintient avec force.

— Chut, mon amour... Tout va bien se passer maintenant que nous sommes réunis.

La douleur — provoquée par une aiguille ? — est remplacée par la pression d'un baiser contre ma carotide. Des larmes obscurcissent ma vue, juste avant d'être supplées par des taches noires. Je me sens plonger dans les bras de Morphée contre ma volonté.

Aime-moi, DaphnéWhere stories live. Discover now