9. Les secrets de famille

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— Quoi ? Non... C'est impossible. Diane est fille unique, réfuté-je, les sourcils froncés.

@Apoll0n n'ajoute rien, gardant ses yeux ancrés dans les miens. Et c'est à cet instant que je saisis. À quoi bon proférer des mensonges à une femme qu'il dit aimer du plus profond de son âme ?

Tout devient plus clair, maintenant que je prends le temps de le dévisager. Un regard d'ambre. Un nez droit. Une figure aux traits anguleux. Il lui ressemble, sans pour autant être sa copie conforme. Il a les joues creuses à la place des pommettes saillantes. Ses cheveux noirs ne sont pas lisses. Au contraire, ils bouclent. Quant à son parfum, il ne sent pas la noisette, mais les bois humides de la rosée du printemps. Des effluves de jacinthe.

— Tu me crois.

Je hoche la tête à contrecœur. Diane a un frère jumeau aussi beau qu'un dieu grec, mais dont la folie dépasse celle de Pan.

— Il est déjà tard et tu dois être affamée. Tu ne manges pas de viande, c'est bien ça ? me lance-t-il, après s'être remis debout.

Toujours sous le choc, je ne réponds pas à sa question qui sonne comme une affirmation. Je l'observe du coin de l'œil.

@Apoll0n arbore le look d'un mec lambda avec une chemise bûcheron en flanelle, ouverte sur un t-shirt blanc, en plus d'être chaussé d'une paire basique de Converse. Il n'est ni grand, ni petit, mais de taille moyenne. On lui donnerait le bon Dieu sans confession. J'ai d'ailleurs cru à la mascarade du gentil étudiant en philo qu'il a interprété avec brio lors de notre rencontre. Il m'a bernée si facilement !

L'air de rien, il dresse le couvert sur la table de la cuisine, avant de vérifier le plat enfourné dans une vieille gazinière qui a probablement fait la guerre.

— Ce soir, des chicons au gratin* sont au menu. Sans jambon, évidemment ! J'ai fait la recette de ma mère, mon plat préféré.

Je nage en plein délire. Je vais me réveiller et me rendre compte que c'était juste un cauchemar.

— Elle me manque énormément...

Qui ? Sa sœur ou sa mère ?

— J'aurais aimé que tu la rencontres. Elle t'aurait adorée, c'est certain ! Avant qu'elle ne meure, je lui ai juré que je ne foncerais pas tête baissée pour trouver la perle rare. J'ai toujours été impulsif. Un enfant qui agit sans obéir et réfléchir, et encore aujourd'hui, j'ai le défaut d'être un homme très impatient. Quand je veux quelque chose, je me bats pour l'obtenir à tout prix.

Il sort des placards en bois rustique deux verres à vin, puis une bouteille d'un frigo.

— Elle me disait quand j'étais petit : « Toi, mon Polli, avec des yeux pareils, tu en briseras des cœurs ! », et je lui répondais constamment que je n'aimais et n'aimerais qu'elle. Elle dont l'honneur a été bafoué par mon connard de père !

Son regard, qui est à présent aussi noir que du charbon, me glace le sang. Celui-ci luit d'une haine viscérale. D'une flamme qui me dévoile les penchants d'un meurtrier né.

— Pieter Diosa, crache-t-il. Une ordure de première.

Un frisson coule le long de mon épine dorsale. Le jumeau de Diane ne s'exprime plus avec la douceur à laquelle il m'a habituée. Sa voix, mue par la rancune, coupe telle la lame d'un couteau.

— Il n'a jamais su être fidèle. Que ce soit à la potiche qu'il a épousée ou à ses nombreuses maîtresses ! Il ne pense qu'avec sa queue, et ma mère en a souffert... Au début, il lui promettait monts et merveilles. Forcément, comme n'importe quelle femme amoureuse, elle voulait y croire.

Le visage tordu par la douleur, il donne l'impression de revivre les traumatismes de son enfance. Où s'oppose une femme que j'imagine naïve et un homme volage. Étrangement, le portrait de son père correspond à l'image négative que j'ai de Pieter. Derrière la façade charismatique se cache quelqu'un de rustre et misogyne. Il m'a toujours donné de l'urticaire.

Pourtant, toute cette histoire me dépasse. Il ne s'agit pas d'une simple aventure d'un soir qui aurait brisé une famille. Certains secrets ont été profondément enfouis. Et j'y suis impliquée malgré moi.

Emmitouflée dans mon plaid, j'ose enfin me lever du canapé pour rejoindre la cuisine, mais des grognements m'arrêtent net dans mon élan. Le loup ne m'a pas quittée de ses yeux jaunes. Les babines retroussées, il me met au défi de faire un pas supplémentaire.

Jamais je n'arriverais à m'échapper avec un tel gardien dans les parages.

Le jumeau de Diane le siffle avant de le rassurer en le caressant entre les oreilles. D'un mouvement de la tête, il m'enjoint à le rejoindre en toute sécurité.

— Elle s'appelait comment ?

— Ma mère ?

J'acquiesce et m'assois sur une chaise.

— Lotte.

La manière dont il prononce son prénom le trahit. Lorsqu'il évoque sa défunte mère, il n'est pas simplement triste. Il est aussi en colère contre elle.

Mais je ne vois toujours pas le rapport avec moi. Pourquoi s'attaquer à moi ? Pourquoi me vouloir moi ? Pourquoi MOI ?

— Diane ne m'a jamais parlé d'elle... Ni de toi, d'ailleurs.

Il hausse les épaules, défaitiste, avec un mince sourire sur les lèvres. Ma remarque ne l'étonne pas plus que cela.

— En fait, nous n'avons vécu ensemble qu'un an. Bizarre, hein... me susurre-t-il avec malice. Dans ma famille, nous sommes tous un peu étranges. Ou plutôt, uniques en notre genre. Mais tu as sûrement dû le constater par toi-même !

C'est vrai... Par exemple, Diane n'aime pas qu'on lui souhaite son anniversaire. On ne le fête donc jamais pour une raison que j'ignore. À la date venue, elle disparaît durant une journée entière pour chasser avec son père. La tradition familiale l'exige, selon elle.

— Quand ma mère a annoncé à Pieter qu'elle attendait des jumeaux, il n'a rien voulu entendre. Il s'était déjà fiancé à June et ne s'est pas présenté à notre naissance, ni les semaines qui l'ont suivie. Le parfait stéréotype de l'homme irresponsable !

Un rire nerveux l'interrompt dans son récit. Les yeux brillants, il me sourit.

Si ma situation n'était pas telle qu'elle est maintenant, j'aurais probablement ressenti de la compassion pour le petit garçon qui a vieilli avec des blessures jamais cicatrisées. Sauf qu'avec le temps, ces dernières se sont tant infectées qu'elles ont créé un monstre assoiffé de vengeance.

Et je fais partie de sa vengeance.

— Un an après notre venue au monde, Monsieur s'est pointé comme une fleur car il désirait assumer son rôle de père à plein temps et subvenir à nos besoins.

— Mais tu n'as pas grandi avec ta sœur ?

Sans me lâcher du regard, il dégage une boucle qui me retombe sur le front. Ce geste délicat me provoque une vague de frissons. Comment un être si torturé peut-il en venir à tourmenter quelqu'un qu'il dit aimer ?

— Être différent ne plaît pas à tout le monde, Daphné...

Aime-moi, DaphnéWhere stories live. Discover now