Amarrage

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Aujourd'hui il y a du vent. Le ciel est dégagé bien que quelques nuages camouflent légèrement le soleil timide de février. L'air est froid et découpe sur ma peau de microscopiques fissures où semblent se regrouper les effluves océaniques du tendre paysage qui s'offre devant moi.

Il n'y a personne. Seulement moi. Je continue de marcher.

Le sable hivernal rentre dans mes chaussures mais je n'y prête pas attention.

Je suis perdu, perdu dans mes pensées, incapable de m'intéresser à ce qui prend forme autour de moi. Ces pensées m'obsèdent, mon esprit me ronge.

Je continue de marcher.

Ma réflexion s'égare, s'emmêle, se divise, se dissout. Penser sans arrêt tout le temps, à chaque instant, seul, accompagné, le jour, la nuit. Je ne suis plus vraiment là. C'est comme si finalement, j'étais une substance abstraite, vide et désemplie dont les pensées constituaient une brume éphémère qui me remplit temporellement. Comme un brouillard. Comme un fugitif.

Je me retrouve être tiré de moi-même par le cri aigu et acariâtre  d'une mouette ou peut être bien d'un goéland passant à proximité.

Sans m'en rendre compte, je viens d'atteindre une partie de la plage plus touristique, accueillant une sorte de café. L'installation est bancale, les tables et les chaises s'enfoncent de quelques centimètres dans le sable sec et volatile rendant particulièrement mésavenant ce lieu vieilli par les années et le sel marin. Composée d'une cabine principale d'environ deux mètres de long, se découpe une grande fenêtre faisant office de comptoir et par laquelle un vieil homme discute avec un ancien pêcheur. Il parle fort et vulgairement comme s'il avait la volonté d'alimenter les clichés à son égard et les dizaines de stéréotypes accompagnant la région et ses habitants. Il est marqué par la vie, ridé, la peau sèche et tachée par le soleil. À ses côtés, avachi sur le rebord, un jeune garçon, brun, les cheveux mi-longs, visage familier ou trop commun car on se ressemble tous.

Je vais m'asseoir à une table.

Depuis quelques jours je n'ai plus faim. Ni soif. Je n'ai envie de rien. Ni de personne. Il n'y a pas de raison particulière à cela.

On vient me demander ce que je désire commander. Je ne réponds pas. Il me regarde avec insistance mais moi je ne le vois que du coin de l'œil, dans le flou.

"Un café au lait s'il vous plaît".

Même si j'ai dépassé l'âge de la majorité, je ne suis pas un adulte. Je ne l'ai jamais voulu. C'est la vie cruelle et vicieuse qui m'a forcé à le devenir. C'est ridicule.

J'ai froid. Cet endroit est monotone. Mon café est prêt.

Il m'observe encore avec cette pitié abominable et hideuse qui s'infiltre au plus profond de mon corps comme des lames de rasoir me coupant de partout à l'intérieur mon être, pourtant déjà si abîmé. Ces yeux hypocrites et dévastateurs abordant avec miséricorde et mansuétude la personne que je suis. L'air de me rappeler à quel point je suis pitoyable au sein de ma propre vie.

J'entends un bruit sourd. Ou plutôt une voix. C'est lui qui me parle. Je ne comprends rien. Je n'ai pas envie de te parler. Toi qui est parfait, remplie de beauté et de succès, d'amour et de gentillesse. Tout te réussit forcément et ce, sans aucune difficulté.

Plus personne ne parle. Tous les trois me regardent fixement.

Ça me rappelle une des premières fois où j'ai eu honte. J'étais petit, environ 7 ans. L'événement est flou dans ma tête mais je me souviens de mes sensations. Je voulais disparaître. Autrui et son jugement étaient trop durs à supporter, je ne savais comment réagir, comme affronter la situation. Alors je n'ai rien dit et je n'ai rien fait.

Et j'ai pleuré. C'est à ce moment également qu'on a commencé à me considérer avec pitié.

C'est triste. La vie se répète, m'emprisonne, m'étouffe. Mais elle me laisse en vie. Juste le temps de reprendre un peu mon souffle puis elle recommence. Je ne comprends pas pourquoi. Moi je ne suis rien.

Le pêcheur s'approche et me touche l'épaule en me demandant si ça va. Ils s'inquiètent. J'ai eu un moment d'absence. Ça m'arrive souvent. Je leur souris comme pour montrer que tout va bien, ils sont satisfaits, ils ont rempli leur part du contrat social, ils retournent discuter.

Ce garçon s'assoit en face de moi, il s'appelle Sasha. Il me raconte qu'il travaille ici car il doit financer je ne sais quel projet absurde, irrationnel et aberrant que peuvent avoir les gens de son âge qui ont mal grandi et qui se comportent encore comme des enfants.

Apparemment il connait bien le coin. Il me propose de le retrouver à la fin de son service, à dix neuf heures, histoire de passer un peu de temps ensemble.

Cet endroit est déprimant. Terne et morose. Le ciel est devenu gris, le sable vole dans mes yeux. Je ne peux plus m'échapper maintenant. Il n'y a plus de distraction.

Je quitte le café et marche sur le remblai. Les quelques magasins sont fermés. J'avance jusqu'à la jetée surplombée par un grand phare rouge et banc. De loin je le pensais immense. Mais non en réalité. Je me place juste au bord du muret qui me sépare du vide. La mer est montante mais j'aperçois encore les roches remplies de coquillages. Je baisse les yeux vers l'eau située quelques mètres plus bas. Je tends le bras, mes jambes frissonnent. Je sens comme un éclair me traverser la colonne vertébrale, comme une pulsion divine où fondamentalement humaine m'avertissant d'un danger pourtant évident. Dans la même position, j'attrape mon téléphone et le jette dans l'eau. Il touche l'eau d'un léger choc et coule sans difficulté. J'ai toujours détesté cette technologie qui me force à garder contact, à parler, à paraître, à faire semblant.

J'aurais voulu vivre à une autre époque. Dans le passé.

Les premières gouttes de pluie giflent délicatement le sommet de mon front. Je reste là un moment, à regarder l'eau qui augmente. Elle commence à devenir violente poussée par le vent. Le soleil descend dans le ciel. J'ai le vertige, ma tête tourne.

Voilà maintenant sept heures que je suis à Trouville sur mer. Que j'ai pris le bus pour me changer les esprits seulement le temps d'une journée. Pourtant je sens que je ne pourrais jamais revenir. Du moins pas entier, comme je l'étais avant.

J'avance jusqu'à l'arrêt de bus situé à proximité d'un bureau de tabac dont la devanture délabrée et désuète rappelle ces anciennes stations balnéaires qui ont mal vécues. Désertées. En déclin.

Le dernier bus est parti il y a deux heures. Il pleut désormais. J'ai froid. Mais je n'ai pas peur.

La frustration, par contre, ne m'a jamais quittée. Le regret non plus. Pourquoi suis-je parti ce matin-là ? Je n'ai pas la réponse.

Je regrette tout. Et pas seulement cette misérable décision matinale.

Mon corps se fige, paralysé par une profonde tristesse qui engourdit chacun de mes membres, les lacère, les entaille, les détruit. Je suis incapable de sortir un seul son, ma gorge est nouée, un barbelé rouillé s'enfonce autour d'elle. Des vagues de frissons parcourent mes épaules, mes bras puis mes mains. Une écume épaisse et déchaînée remonte jusqu'à mes paupières laissant alors se dessiner sur mes joues de grosses larmes comme des gouttes de pluie.

Je suis misérable me répète cette voix continue et répétitive dans mon esprit.

J'entends le clocher sonné. Dix-neuf heures.

Vais-je le rejoindre ? Mais à quoi ça rime ? Je ne le mérite pas.

Je ne sais pas aimer, je veux dire correctement. J'aime trop, indéfiniment, intensément, de façon totalement démesurée. Je m'attache vite et rapidement. Je suis frappé par l'intensité de la gentillesse liée à l'amour et à sa douceur.

Je suis dépendant affectivement. Voilà pourquoi je ne peux pas.

Je reste là, assis sur ce trottoir en béton. Sous l'averse. Je tremble. Mon nez coule. Mes larmes aussi. Le vent souffle et raidit mon cou. Ma vision est floue. Je tombe.

L'embrunOù les histoires vivent. Découvrez maintenant