Chimère

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Je n'aurais pu imaginer que quelqu'un pourrait prendre autant de place dans ma vie. Elle occupe tout, tout l'espace, mes pensées, mes rêves, mes projets, mes achats.

Il n'y a plus que son nom dans mon esprit et le mien à disparu sous une nuée de graviers enfoncés cent pieds sous terre à côté des fossiles d'animaux préhistorique que l'on peut retrouver parfois. Elle envahit ma vie tendrement. Cruellement.

Nous marchons ensemble dans la ville et sa présence me fait presque oublier l'air pollué et dénaturé du milieu dans lequel je me trouve. J'aime la regarder quand elle fait mine de ne pas me voir. Son sourire et ses manières semblent avoir été lentement esquissés et modelés par la main de dieu lui donnant une lueur divine, presque irréelle. Je n'existe plus qu'au pluriel, dans ton toi.

Tu es la première personne avec qui je crois en quelque chose de vrai concernant l'amour. Avant, cela était pour moi dérisoire. Ridicule. Tu vois j'avais l'impression que les gens s'aimaient seulement pour ne pas être seuls et que l'amour aussi impressionnant qu'il puisse être était finalement une illusion, un poisson. Mais même en le pensant je participais à ce mécanisme risible et éphémère. Pour faire comme tout le monde. Avoir quelqu'un avec qui rester. Qui m'aime plus qu'un ami mais moins qu'un parent. Je cherchais à ne pas être seul. C'est la facilité et malgré son caractère hypocrite et vicieux elle est belle et bien réelle.

Mais avec toi c'est différent. Car je n'existe plus qu'à travers toi. Alors je n'ai plus à me préoccuper de si je suis seul ou non. Ni de ce que les autres pensent. Car seul ton avis compte.

Nous allons au musée. Tu as mis une robe noire à volants. Tu veux être comme ces filles que l'on voit sur les réseaux. Pourtant c'est dérisoire. Mais je ne dis rien. Car c'est toi qui a raison.

Les œuvres défilent en même temps que nous et tu feins de les admirer. Je m'arrête devant ce tableau de Noel Coypel intitulé Vénus et Adonis. Vénus est à Adonis. Je veux dire qu'elle ne désire que lui. Pour toujours et à jamais. Lui le sait. Il la possède entièrement et pourtant. Pourtant son regard attentif se mêle au désir de destruction. Car posséder pousse à vouloir détruire.

Nous quittons le musée.

Nous nous asseyons à un de ces cafés avec une terrasse comme il y en a des dizaines dans les villes. Tu prends un chocolat chaud et moi un café. Le service est bien trop long pour une simple commande comme la nôtre.

Tu me racontes ce qui te passe par la tête, comme ça vient, sans réfléchir. J'acquiesce.

Finalement je crois que j'ai toujours attendu ce moment. Aimer.

Je ne maîtrise plus rien. Je ne crois pas pouvoir le supporter. Il y a quelques mois tu étais une inconnue. C'est absurde. Je déteste perdre le contrôle et quand c'est le cas j'ai l'impression de tomber du dernier étage d'un immeuble, mon cœur se serre, je panique, je ne peux pas. Même inconsciemment il faut que chaque détail se passe comme je l'ai prévu minutieusement au risque que je m'alarme et m'angoisse.

Le lendemain nous nous rejoignons chez toi. Il fait nuit, il doit être vingt et une heure trente. La lumière de la pièce éclaire une partie de nos visages. Nous sommes debouts accoudés à ton petit balcon. Une odeur de nourriture émane de la rue commerçante située en dessous de nous au sein de laquelle il est impossible de déterminer la nature des aliments. Des gens parlent dans un brouhaha de mots mélangés et divers accompagnés de sonorités différentes tantôt aiguës, graves, enjouées ou agressives.

Mais nous, nous ne parlons pas.

Puis tu t'énerves. Tu dis que je ne t'aime pas, que je fais semblant et que même si c'était le cas ce ne serait pas possible. Tu me reproches des choses. C'est légitime.

Je tourne la tête vers cette ville nocturne. Je regarde le ciel et observe quelques étoiles.

Sans un mot je m'en vais. Aucune autre réaction n'était possible, je n'ai rien contrôlé. Mon corps l'a décidé de lui-même.

Je ne l'ai plus jamais revu.

Il est trois heures du matin. J'ouvre les yeux. Tu n'as jamais existé.

Je suis en colère. En colère contre toute cette industrie cinématographique ou encore littéraire qui me fait croire à la véracité de l'amour. Car moi j'ai l'impression qu'il n'existe pas ou du moins qu'il est bien moins puissant et magique qu'on peut le décrire. Mais en réalité j'aimerais y croire à ces histoires fabuleuses d'amoureux passionnés et dévoués l'un à l'autre qui éprouve dès le premier regard et à jamais un amour profond et sincère.

J'ai déjà été aimé d'une façon assez similaire je crois, du moins avec une intensité presque équivalente. Moi, néanmoins je n'ai jamais aimé comme ça. Jamais. J'ai toujours su que l'amour de jeunesse resterait un amour de jeunesse et qu'il ne pouvait durer toute la vie. Qu'il était là pour apprendre et même faire grandir parfois.

Je n'y crois pas. Et pourtant j'en ai terriblement besoin. Ils me font croire que c'est une nécessité.

Cette nuit-là je n'ai pas beaucoup dormi. Cependant j'ai compris. Pour la première fois, je m'apprête à diriger ma vie. Au lieu de la subir.

Je rassemble mes affaires au sein d'une grande valise. Le soleil brille. Il est sept heures trente. J'ouvre les fenêtres et un air glacé et chaleureux s'engouffre dans l'appartement. Un vent frais et pourtant si réconfortant presque maternel aux souvenirs d'hiver enfantins entre et s'installe. Les rayons matinaux touchent ma peau sensible et irritée, la caresse, la soigne. Je m'habille et quitte les lieux.

Je marche dans cette rue qui me paraît bien plus joyeuse et souriante. À grand pas je me dirige vers l'arrêt de bus. Par la fenêtre de celui-ci j'observe la ville moins morose quand on la voit pour la dernière fois. Je souris.

J'arrive au point de départ.

Je monte dans l'avion.

L'embrunWo Geschichten leben. Entdecke jetzt