Chapitre 2

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Sofía, 13 ans.


            Mon père ne cesse d'appeler, il se fait très insistant. Et ce matin j'ai décidé de décrocher. David se montre maussade et Miguel est le seul à ne pas pourrir sous le poids de nos émotions corrosives. Un sourire-chagrin par-ci, irritabilité et des yeux larmoyants par-là. Il nous arrive de rire mais nos éclats finissent par se ternir, nos regards demeurent vagues et nos sourires s'étiolent rapidement en nous remémorant la tragédie dont nous avons été victimes. C'est l'anniversaire de la mort de maman ce week-end et je ne suis pas sûre de ce que je ressens... J'en suis frustrée, je ressasse constamment et un trop plein de questions m'assaille. Ma vie aurait-elle été différente sans sa brutale disparition ? Habiterions-nous dans une belle maison ? Notre fratrie se serait-elle agrandie ? Quel enfant ne souffrirait pas de l'absence de sa mère, celle qui l'avait porté et aurait dû être le pilier de son existence ? Quel enfant ne se sentirait pas coupable de ne pas avoir pu agir alors que sa mère gisait inerte sur le bitume et qu'il avait tout observer sans ciller ?

         Egarée dans le brouillard trop vaporeux dans lequel s'enlisent mes pensées, je ne me rends même pas compte du petit bruit agaçant que je provoque en entrechoquant les ongles de mes pouces alors que la conversation à laquelle j'assiste bat son plein. Je n'ai pas la tête à penser à l'école, ni à m'inquiéter pour une matière dans laquelle je suis sûre d'exceller sans réviser.

— Vous comptez réviser quelque chose au moins ?

            Ça, c'était Aly, et même si je n'y prête pas grande attention, je tique quand ses yeux dérivent trop longtemps sur EZ.

Maman... Ce qui explique pourquoi tío et papa ont haussé le ton dans le combiné. Pourquoi il tenait tant à nous parler. Pourquoi j'ai encore été obligée de tenir un semblant de conversation alors que tout ce que je souhaitais, c'était rester seule et abroger son existence à lui.

Je t'aime, papa, mais j'aimerais inhiber nos échanges, t'occire de ma vie !

            Mes amis continuent de discuter autour de moi. Est-ce qu'ils me voient ? Est-ce qu'il me voit ? EZ, dis, est-ce que tu t'aperçois que je suis sur le point de m'écrouler ? En réalité, je ne veux même pas être avec eux, je ne veux même pas leur parler et agir comme si tout se passait à merveille.

— Le prof a déraillé complet à cause de ce taré de blanc-bec qui a décidé de venir nous faire chier avec sa foutue machette ! s'indigne Kareem.

— Je comptais sur Kareem, continue EZ en l'ignorant.

—Ravi d'être ta bonne poire.

—Relax, mon pote. J'admire ton... assiduité.

—Rien que ça.

—C'est rien qu'un QCM bidon, ça roule.

—Mouais, t'as quand même séché depuis janvier, pensé-je tout haut.

Oups ? 

            Voilà une des choses qui commençait à me faire bouillir comme une cocotte minute. EZ évolue sur une corde raide. C'est un gosse livré à lui-même qui n'a pas la chance d'avoir une mère, ni l'esquisse d'un père dans la toile de sa vie. L'unique modèle qu'il a, c'est Andrés, son frère aîné et la seule figure paternelle de son entourage. Ils n'ont pas une grande différence d'âge, Andrés s'est émancipé quand il a eu quinze ans, gardant sous son aile son petit frère qu'il jure de pouvoir assumer. Officiellement.

            Il lève les yeux au ciel et je vois le tic haineux qui fait vibrer le coin de sa bouche à l'arête de sa mâchoire. J'absorbe, hume et m'abreuve de l'éclat assassin que je vois briller dans ses iris noirs qui s'étrécissent. Ça, c'est mon shoot. Je laisse couler sur ma langue la force de son combat intérieur, celui où il m'invective de toutes les choses qu'il exècre chez moi et me pourrit comme la peste que je suis le mérite, m'enfonçant toujours plus profondément dans les limbes que je côtoie au quotidien. Et celui où, conscient que je le blesse sciemment, il se doute que quelque chose ne va pas et mettrait de côté sa détresse pour châtier la mienne.

SHOOK ONEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant