Chapitre 5

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Sofía, 13 ans


        Les semaines suivantes se déroulent sans encombre. Ma grand-mère a commencé à nous coudre des vêtements pour la Toussaint. Elle est overbookée en ce moment. Les fêtes lui rapportent toujours une avalanche de clients, souvent les mêmes tous les ans. Il faut dire qu'elle a de l'or dans les doigts et de la suite dans les idées. A l'instant où je continue de rêvasser avec le téléphone maintenu entre l'épaule et l'oreille, c'est la robe de la sœur de Joaquín qu'elle coud. Je le sais parce que sa mère nous a interpellées, Alyssa et moi, et  nous a demandées de lui donner des idées. Ma meilleure amie est une fashionista et, même si nos tenues sont traditionnelles, nous mettons un point d'honneur à l'harmonie des couleurs et au design tout en gardant leur forme coutumière.

    J'ai tellement hâte de passer du temps avec ma famille. M'habiller avec mes tantes, les laisser me maquiller, aller rendre visite à mon grand-père, à ma mère et même à Tía Consuela. Quinze ans avant mes grands-parents, elle a posé ses bagages en Californie et est décédée il y a seulement quelques années. Les générations défilent et beaucoup disparaissent. Abuela aurait aimé passer ces quelques jours au pays, auprès de tous les proches qu'elle a laissés derrière elle en embarquant, enceinte, pour ce pays dont elle ne connaissait ni la langue, ni les dogmes et la culture. C'est un exemple de vie. De femme au foyer, elle est devenue ce que mon grand cousin appelle une auto-entrepreneuse en plus d'être une mère de famille, veuve et grand-mère remarquable. Elle veille au bien-être de tous ses enfants, bien que mon oncle et ma tante, qui étudie à Tucson, soient les derniers à ne pas être mariés. Ça la rend chèvre.

La famille, c'est sacré. Nous avons grandis avec l'idée que les liens de parenté sont essentiels au bon équilibre alors nous les entretenons. Et ce, même avec notre famille maternelle. Nous sommes unis et nous pouvons compter les uns sur les autres.

Abuela a appris l'anglais grâce à ses enfants, les liens sociaux qu'elle tentait de créer à l'extérieur, rien qu'en allant faire des courses par exemple, et la télévision. Je l'admire. J'aime ma grand-mère comme il n'est pas permis, c'est la personne avec laquelle j'ai le plus de souvenirs. C'est elle qui m'a bercée toutes les nuits depuis que maman est morte. C'est elle qui m'habille, me nourrit et m'aime comme si j'étais la prunelle de ses yeux. Parfois, j'ai même l'impression qu'elle m'aime plus que mon oncle.

Tout ça pour dire qu'on sera tous beaux et qu'on a acheté de jolies bougies.

        Mes élucubrations prennent fin lorsque le bip indiquant je suis en attente cesse. Jo s'amuse à switcher entre Kareem et moi depuis presque vingt minutes. De fait, je ne cesse d'entortiller le fil du téléphone autour de mon index, ennuyée, en attendant patiemment qu'il ouvre son clapet.

— Laisse tomber, il a dit qu'il ne viendrait pas, lâche-t-il enfin.

— Qu'est-ce qu'il est chiant !

       Une boule se forme au fond de ma gorge. Sur le pouce, j'ai aperçu EZ hier soir et j'ai reconnu ce sourire stupide dont il me gratifie quand il tente de me dissimuler quelque chose. Il fait mine que tout va bien quand tout en lui hurle de solitude.

— C'est ce que Kareem lui a dit.

— Tu penses qu'on devrait faire une intervention ? suggéré-je naïvement.

— Tu te prends trop la tête, abandonne. (Il soupire quand j'entends une voix lui intimer de sortir la poubelle.) Bon, tu nous accompagnes ?

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