1.1 - Frère

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Comme toutes les histoires de vengeance ou d'amour, la mienne commence par une obsession. Celle que j'avais pour Yervain du Bureau de Contrôle des Voix, depuis qu'il avait, au milieu d'une nuit d'été brûlante, tué mon frère.

Son image me suivait partout, hantise malade et sale dont je ne pouvais me défaire : lorsque je me retournais d'un coup dans la rue commerçante bondée, prise de frissons, certaine que l'odeur ferreuse que je venais de percevoir était la sienne ; dans des rêves étranges et poisseux, où il mesurait mon âme ; dans les fumées épaisses du temple de Vogron, illusions mêlées à l'encens épicé et aux feux rituels.

Oui, mon histoire commence par une obsession, née dans les flammes et le sang d'un soir d'été.

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Cette nuit-là m'oppressait, brûlante. De ses doigts fiévreux, elle voilait ma peau de sueur, collait des mèches de cheveux noirs à ma nuque, épaississait mon sang. Surtout, elle chassait le sommeil, et je restais éveillée, immobile sur un matelas trop fin posé au sol. L'alcool qui m'était monté à la tête ne redescendait que lentement. Les relents aigres du vin bouchonné de mon frère flottaient encore dans l'air de sa chambre étroite.

Je me tournai sur le côté et le tissu rêche du drap de lin irrita la peau de mon bras. Sur son lit, à deux pas de moi, mon frère Juter fixait le plafond, yeux grands ouverts dans l'obscurité. Lui non plus ne dormait pas.

Comme souvent depuis mon arrivée à Fer-en-mer, un mois plus tôt, j'avais passé la soirée à écouter mon frère raconter sa journée aux entrepôts du port : c'était toujours des histoires pleines de disputes de marins et de cargaisons de soies brillantes, des récits au goût de sel et d'aventure. Sur ma langue, le souvenir des dattes trop sucrées que nous avions mangées subsistait, un fantôme sirupeux, mais joyeux, qui résumait la soirée.

Je préférais mille fois mal dormir par terre chez Juter plutôt que de rester à mon pensionnat, où les autres filles m'ignoraient. Il n'y avait que mon frère dont j'étais proche, ici. Pas qu'ici. La pensée me venait sans amertume ; je n'étais pas une créature sociale, et je ne ressentais pas le besoin de créer de nouveaux liens.

Mon frère me suffisait. M'avait toujours suffi.

Je ne réclamais personne d'autre. Car nos divinités sombres de l'extrême sud le disaient, il fallait payer pour ce que l'on demandait, toujours. Alors, je ne conservais que deux souhaits que j'envoyais silencieusement à Gotron et Chamère, nos deux anciens dieux : ne pas devenir folle ; rejoindre l'université.

— Je n'aurais jamais dû te faire venir à Fer-en-mer, lâcha mon frère tout à coup.

Sa voix m'extirpa du tour sinistre que prenaient mes pensées. J'hésitai à répondre ; la nuit était avancée, et nos journées de travail au port commençaient tôt. Il fallait se lever alors que l'aube grisait à peine le ciel, puis descendre les rues tortueuses et sales du quartier nord où vivait mon frère. Les quais se trouvaient à plus d'une demi-heure de marche – Juter y rejoignait les entrepôts, moi les ateliers de tissage.

Je n'aurais jamais dû te faire venir. La curiosité gagna : voulait-il que nous repartions à Terransson ?

— Comment ça ? répondis-je. C'est toi qui voulais venir ici.

— C'était une erreur.

— Pourquoi ? J'aime bien Fer-en-mer.

— C'est parce que tu viens d'arriver. Tu n'as pas encore vu... la réalité de l'île.

Saqulan, une île montagneuse et balayée de vents brûlants, dominait la région. Sa capitale, Fer-en-mer, prospérait dans sa baie principale, encerclée de collines d'oliviers et de vignobles en terrasses. La première fois que j'avais posé le pied sur les quais, au milieu des cris des marins et du claquement des voiles, face aux bâtiments couverts de mosaïques blanches et rouges, j'avais trouvé la ville immense et trop bruyante, un peu terrifiante. C'est ça, je m'étais dit, le goût que la vie doit avoir.

La Voix de la Vengeance [sous contrat éditions Plume Blanche, sortie 2024]Donde viven las historias. Descúbrelo ahora