2.0 - Justice

5 2 0
                                    

À Terransson, lorsque j'étais enfant, les conflits entre habitants étaient résolus devant le conseil de l'îlot. Il suffisait de s'inscrire à l'ordre du jour – un registre à l'épais papier jauni – et l'on pouvait comparaître à la session hebdomadaire qui se tenait au forum principal. Parfois, j'aimais y aller avec mon frère et ma petite sœur : nous nous asseyions par terre, à l'ombre d'un figuier rabougri, et nous écoutions les plaintes de voisinages, les contrats rompus et les endettés qui n'arrivaient plus à payer. Nous parions des caramels fondants sur la décision du conseil, et c'était moi qui gagnais le plus souvent.

Une fois, Deretter, un client régulier de mon père, disparut sans laisser de trace – et sans payer ses dettes. Quelques semaines plus tard, une lettre de son fils adressé à sa mère nous apprit qu'il avait fui pour Fer-en-mer.

Le conseil de Terransson n'était donc plus compétent pour traiter du problème : il fallut aller plus loin. Mon père aurait bien abandonné, mais il avait eu besoin pressant de l'argent ; son bateau de pêche avait été abîmé, le bois ayant pourri en une nuit. Ça pue la Voix illégale, le village avait clamé. Je me demande aujourd'hui s'ils n'avaient pas eu raison ; à cette époque déjà, mon frère et mon père ne s'entendaient plus, et peut-être Juter avait-il voulu se venger d'une de leurs nombreuses disputes.

Un matin, tôt, quand le sable rouge prenait des teintes brunes à la lueur grise de l'aube, j'avais accompagné mon père voir Kherver. Magistrat itinérant nommé par le pouvoir central à Jennellise, Kherver voyageait d'îlot en îlot pour rendre justice aux administrés qui ne vivaient pas dans l'une des grandes îles de l'Archipel. Mais c'était surtout un homme rougeaud, au tour de taille épais, qui riait fort et signait ses jugements de traits de plume rapides et vifs, comme s'il raturait une liste de courses.

La tête de notre conseil, le capitaine Yaplez, logeait le magistrat à chacun de ses passages, dans une pièce sombre de sa grande demeure des hauteurs. Malgré la lumière pâle du matin qui passait à travers les voiles de la fenêtre, Kherver avait allumé plusieurs lampes à huile sur son bureau lorsqu'il nous reçut.

— Ah, Administré Bewoner ! avait-il dit après avoir entendu l'histoire de mon père. La moitié des dossiers que je gère concerne des dettes impayées. Est-ce une pratique des îlotiens, que de fuir pour essayer d'effacer l'argent qu'ils doivent ? Vraiment, parfois je regrette mon poste à Fer-en-mer et les menus larcins d'une vie de quartier pleine de conflits mesquins.

Mon père avait hoché la tête en silence, avec un air grave, comme il faisait toujours en face de quelqu'un de plus important que lui. J'étais jeune, à l'époque, fascinée par les vêtements en soie pourpre du magistrat.

— Ça veut dire que vous allez donner l'argent à mon père ? avais-je demandé.

Le magistrat avait souri, ses mains sur son ventre. Son visage luisait à la lumière des lampes.

— Adorable enfant ! Hélas, la justice ne fonctionne pas comme cela. Ce serait pratique, non ?

— Mais alors, comment mon père va recevoir son argent ?

Mon père m'avait saisi le bras en silence, pressant fort contre ma chair d'enfant. Il voulait dire : tu es là pour regarder en silence, et non pour nous humilier en face d'un notable éminent. Je comprendrais plus tard sa stratégie : amener un enfant pour faire pitié au magistrat et influencer sa décision. Pas mon frère, insolent et bavard, ni ma petite sœur trop étrange. Non, c'était moi qu'on montrait : la petite fille calme et timide. Mais devant un magistrat qui parcourait les îlots de l'administration, la curiosité l'emportait.

Heureusement, Kherver ne se formalisa pas de mes questions.

— Ma petite, me répondit-il en souriant, Deretter est celui qui doit de l'argent à ton papa, et non l'Archipel. Si tu veux tout savoir, je vais signer un ordre pour que ce rufian paye ses dettes, avec bien sûr des intérêts calculés au taux officiel. Ce jugement sera envoyé au palais de justice de Fer-en-mer, où les personnes compétentes prendront le relais. Si tout se passe comme prévu, eh bien, ton papa recevra tout l'argent qui lui est dû !

Sur le chemin du retour, mon père était resté silencieux ; ses gestes et l'expression de son visage nous suffisaient souvent pour savoir ce qui n'allait pas, ce que nous avions fait de mal, et la punition que nous recevrions.

Le magistrat Kherver fit exactement ce qu'il avait annoncé : le jugement arriva à Saqulan trois mois plus tard. Le document dormit deux mois dans un tiroir, sous une pile d'affaires plus ou moins urgentes, et fut ensuite récupéré par un huissier qui essaya de mettre la main sur Deretter. Après trois convocations ignorées de sa part, la vigile le retrouva – sous dénonciation de son fils – et le traina jusqu'au palais de justice, qui ne put que constater que le pauvre homme n'avait pas un rond. Puisqu'il ne pouvait pas même payer son propre pain et vin, il fut décrété insolvable, et mon père ne reçut jamais l'argent qui lui était dû. 

La Voix de la Vengeance [sous contrat éditions Plume Blanche, sortie 2024]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant