2.2 - Justice

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Le lendemain, Letrez m'accompagna au Bureau du Contrôle des Voix.

Je pense qu'au début, il avait juste pitié. Peut-être même l'avais-je effrayé un peu, la petite sœur au visage rougi et à la longue chevelure emmêlée et collée par la sueur. Peut-être pensait-il, alors que j'étais si loin des miens, que la responsabilité de s'occuper de moi lui revenait. Ou peut-être étouffait-il de la même solitude que moi, alors que venait de mourir son seul ami à Fer-en-mer, la seule personne qui lui avait fait miroiter l'espoir de partir loin de l'extrême sud. Peut-être.

J'avais lavé mes cheveux la veille au soir aux bains, et les avais brossés jusqu'à ne plus sentir mon cuir chevelu. Je voulais paraître soignée et en pleine possession de mes moyens. Je voulais qu'ils m'écoutent. Qu'ils punissent Yervain.

Je pensais encore que toute cette histoire n'avait été qu'une triste mais grossière erreur. Yervain avait dit que mon frère serait traité avec considération, je m'en souvenais parfaitement, j'entendais encore dans ma tête son ton ennuyé et articulé, je voyais ses lèvres se mouvoir comme s'il était juste devant moi. Il l'avait dit. Alors, sûrement, il n'aurait pas dû le tuer. Oui, Juter avait voulu fuir, mais tout de même, le contrôleur avait répondu de manière disproportionnée. C'était une erreur, une bavure. Si j'en informais ses supérieurs, alors ils le puniraient, j'en étais certaine.

Nous arrivâmes en fin de matinée devant le comptoir du Bureau de Contrôle des Voix. Letrez serra ma main.

— Tu es sûre ? demanda-t-il.

C'était un bâtiment de trois étages, grossier et solennel, qui détonnait au milieu du quartier commerçant de Fer-en-mer, avec ses briques grises sombres à côté des murs blancs et couverts de faïences colorées des commerces environnants.

Je m'arrêtai, hésitante. Les grilles en fer béaient, et des gens entraient et sortaient du bâtiment régulièrement. Certains, je devinais, pour aller raconter les évènements anormaux qu'ils pensaient avoir vus, pour dénoncer ceux qu'ils pensaient cacher une Voix sauvage.

D'autres espéraient peut-être requérir les services des Voix officielles. En vain, probablement : Jennellise semblait réticente à l'idée de prêter sa force magique. Alors, en dehors des plus riches propriétaires terriens ou miniers, ou des armées occupées à une guerre sans fin à l'est, personne ne pouvait se payer un Parlé officiel. En tout cas, aucune Voix officielle n'avait jamais posé le pied à Terransson, et je n'en avais jamais vu en action. Du moins, avant–

Je bloquai immédiatement mes pensées.

Un couple de citoyens vêtus de rouge quitta le bâtiment, laissant l'intérieur vide de requérants. Vas-y. Entre. Mais je me sentais gelée, incapable de bouger. Mon instinct de survie, encore trop peu développé, me murmurait : mais tu peux Parler comme ton frère, tu es une insulte aux Mille Voix, que crois-tu qu'ils te feront s'ils ont réellement ces fioles magiques qui s'illumineront à ton passage ? Ne devrais-tu pas rentrer chez tes parents te cacher? Mais ces histoires de fioles étaient des contes pour enfants, et je n'avais pas utilisé ma Voix depuis mes premières règles. Ces quelques essais, ces trois dernières nuits quand je ne dormais pas, ne comptaient pas : je n'avais pas Parlé.

Et puis, la justice pour mon frère méritait que je prenne des risques.

— Oui, répondis-je enfin à Letrez. Tu m'attends ici ?

Il hocha la tête. Je lâchai sa main et me dirigeai vers les portes du Bureau.

Bien sûr, ce fut une erreur.

*

Les portes en fer à double battant étaient ouvertes, alors j'entrai. Dans un vestibule aux murs d'un gris triste, un unique bureau trônait. Derrière se tenait une femme à la robe gris métallique et aux cheveux soigneusement tressés, qui me souriait. Dans un coin, un homme armé se tenait droit, immobile et silencieux.

La Voix de la Vengeance [sous contrat éditions Plume Blanche, sortie 2024]Where stories live. Discover now