Chapitre 5

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De toutes les douleurs et de tous les désagréments, Saya était obsédée par l'humidité contre ses collants noirs. Elle pouvait sentir l'eau pénétrer jusqu'à peau nue, quand bien même son visage était en sang ou son épaule probablement déboîtée. Elle fixait ce grand mercenaire qui semblait avoir à peine transpiré ; et pourtant, il portait des stigmates visibles de combat, que ce soit des éclaboussure de sang qui lui donnait un aspect dangereux ou une partie de son armure qui était en pièce.

«Gagné ? répéta la jeune femme, froide.»

Saya le fixait, à la fois fascinée et craintive. Une part d'elle voulait rire avec lui, afficher le même sourire malgré la pluie et la douleur ; il avait une dégaine unique, avec ses longs cheveux bruns et son visage carré. Quand elle se rendit compte qu'elle le trouvait beau, Saya détourna le regard ; ses compagnons étaient au sol, mais ils respiraient, en vie. Doma était sur le dos et se tenait le flanc, d'où s'écouler le tragique liquide carmin. Juste à côté de lui, un autre membre du clan se redressait, essoufflé ; c'est toute une partie de sa jambe qui demanderait beaucoup de soins. Saya parvint à se mettre debout ; il était hors de question qu'on la regarde depuis si haut, quand bien même tout son corps lui hurler de s'allonger et de laisser la pluie nettoyer ses plaies.

«J'ai probablement abattu le plus monstre, après tout... oh ! Et j'ai même une autre surprise, bougez-pas.
— Quoi ? Non : Attendez !...»

Mais l'homme tranchait une nouvelle fois la brume, probablement de la même direction dont il venait. La main de Saya retomba contre sa hanche meurtrie. Elle bouillonnait, incapable de rappeler à l'ordre quelqu'un qu'elle ne pouvait pas s'empêcher de soupçonner. Et ce sourire qu'il affichait comme s'il s'agissait d'un jeu. Les souffles de ses compagnons la ramenèrent à une réalité plus pressante. Penchée sur les corps de ses camarades, elle observa un instant les dégâts, jaugeant de sa capacité à aider les deux hommes.

«J'vais m'en sortir, souffla le vétéran qui se tenait la hanche. Où est parti ce...
— Je ne sais pas... je vais faire le tour pour vérifier qu'il n'y ait pas d'autres démons. Nous sommes tous blessés, et je ne veux pas risquer de nous faire prendre par surprise.»

Si le plus jeune de ses compagnons tenta naïvement de se redresser avec une jambe qui partait dans un angle peu naturel, Doma eut la sagesse de savoir qu'il n'était plus capable d'assurer ses propres arrières ; et confia bien docilement cette tâche à la jeune femme. Poisseuse, Saya avait l'impression de s'être roulée volontairement dans une marre de boue et de sang. Elle avait beau continuellement essuyer le liquide poisseux à son visage, ce dernier continuait de tâcher ses joues blanches et son front. Le froid la mordait toujours plus fort ; au moins ses jambes n'eurent pas la fantaisie de subitement l'abandonner. Saya tendait l'oreille, mais ne décelait ni cri, ni râle, ni grognement monstrueux, comme si la mort du loup terrible avait mis fin aux combats ; ou que plus personne ne respirait suffisamment en dehors de leur groupe, ce qui ne manqua pas de l'horrifier.

Saya n'était pourtant pas au bout de l'étonnement, puisque le mercenaire trainait avec lui deux nouvelles personnes ; un jeune garçon aux longs cheveux blonds qui boitait et s'aidait d'une canne formée d'une branche, mais aussi quelqu'un en bien moins bon état. La cheffe de clan ne mit pas longtemps avant de réaliser que le gros homme avait perdu un bras. Il se fit jeter aux pieds de Saya qui sursauta.

«Qu'est-ce que...
— Ce brave homme s'est amusé à ramener des mange-démons ! déclara le mercenaire, j'ai hésité à le tuer, mais je me suis dis que...
— Qui me dit que vous n'êtes pas responsables de tout ça ? trancha froidement Saya.»

L'impression de se faire manipuler ne lui plaisait pas et, si elle voyait bien la tâche d'encre contre le buste du pauvre homme, ce dernier ne semblait même pas capable d'aligner trois phrases, bien trop choqué ; ou sur le point de s'évanouir. Elle garda ses yeux noirs rivés sur ceux du mercenaire, qui haussait un sourcil.

«Bah, regardez sa poche ! Vous êtes aveugle ?
— Il y avait un sac rempli de mange-démon dans notre auberge, qui me dit que vous ne les avez pas placé là pour lui faire porter le chapeau ?»

Elle l'entendit violemment claquer sa langue contre ses dents. L'homme avait l'air outré qu'on puisse penser de lui une telle bassesse, et Saya se rappela des mises en garde de Fendyel. Non, réfléchi, mieux vaut garder la tête froide, se rappela-t-elle en sentant son propre sang chauffer.

«Si j'en avais ne serait-ce que frôler, reprit l'homme avec une certaine condescendance, j'en aurais les doigts marqués. Or, comme vous pouvez le voir, mes mains ne sont tâchées que de mon sang et de celui de la bête.
— I-il ment ! gémit le gros borgne, i-il m'a bien fourré la... le paquet dans la veste ! Et, et je...»

Saya n'en connaissait aucun, et ne pouvait donc pas savoir qui mentait. Son instinct lui hurlait de se méfier du grand mercenaire, ne serait-ce que parce qu'il l'avait sauvé ; en ce sens, elle s'en sentait redevable. Mais n'y avait-il vraiment aucun autre moyen de toucher les baies sans en être impacté ? Il n'avait pas l'air de mentir, mais cela le rendait-il digne de confiance ?

« Je, heu...»

La petite voix du blond passa presque inaperçu ; presque, car Saya le fixa subitement, comme s'il allait lui apporter une réponse qui lui permettrait de trancher. Le garçon sembla le réalisé, et en rougit au dessus de sa canne.

«P-pardon, de me mêler de ça, mais... Shu-an m'a sauvé la vie. Pas que aujourd'hui, avant aussi, pendant le voyage... s'il voulait nous nuire, il n'aurait pas attendu de cueillir des mange-démons pendant le voyage. C'est pas compliqué, il n'en a pas eu le temps...
— Car tu crois que je l'avais, moi, le temps, sale petit con ? grogna le borgne.»

Le garçon tituba jusqu'à se retrouver les fesses dans la boue. Saya avait du mal à comprendre al dynamique dans le trio qui lui était présenté. Son regard chercha celui de Doma qui, dans une grimace de douleur, prit le temps de réfléchir avant de murmurer ;

«Il a déjà un bras de moins... il est condamné...»

Tue-le, tu ne perds rien, même s'il dit la vérité, comprit-elle. Saya dut se concentrer pour ne pas vomir, et finit par se redresser à nouveau. Elle s'approcha d'un pas lent, qu'elle souhait assuré, quand bien même manqua-t-elle de glisser sur une des pattes du monstres qu'elle ne voyait plus dans la brume. Le bras puissant du dénommé Shu-an la rattrapa in extremis, mais il eut la diligence de ne rien commenter et de ne pas sourire.

«Puisque vous me garantissez que vous dîtes la vérité...
— Non ! pleura l'autre, pitié, il ment !
— Taisez-vous ! Shu-an, je vous laisse l'achever.»

Le mercenaire n'attendit même pas que Saya ou le garçon aux cheveux blonds ne se recule ; son sabre s'était déjà logé dans le crâne de sa victime, qui expia son dernier souffle avant d'avoir pu préciser sa dernière supplique.

«Bien, bredouilla Saya, nous devrions brûler les baies et surtout...
— Surtout ? répéta Shu-an qui clignait plus fort des paupières.
— Cheffe ? s'alarma Doma.»

Saya réalisa qu'elle était en train de lutter pour rester éveillée. Elle bascula légèrement sur le côté, heureusement soutenue par cet inconnu qui... respirait mal, lui aussi.

«Ah, fit-il.
— Qu'est-ce... bon sang, j'ai la tête qui tourne...
— Normale, ma chère, vous avez été touché au visage par l'une de ses griffes, et je vois à votre main la trace d'une morsure.
— Quoi... ?»

Ils tombèrent tous deux à la renverse, alarmant le garçon comme les deux autres blessés qui hurlèrent son prénom. Saya n'entendait plus que le battement de son coeur, peut-être même celui de Shu-an.

«Des toxines... murmura-t-elle.
— Un poison qui ne vous tuera pas, si cela peut vous rassurer.»

Désespérée, Saya eut un rire coincé dans la gorge.

«Je ne peux pas mourir... pas avant mars...»

Jusqu'au premier soleil de marsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant