Chapitre 13

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Entourée par les ombres qui ne faisaient que dominer son esprit, Saya passa l'une des pires nuits de sa vie. La fraicheur ne parvenait pas à calmer son corps qui bouillonnait de regrets, de songes et de choses qui l'intoxiquaient aussi durement que plusieurs bouteilles d'alcool. Ses décisions tournaient en boucle dans son esprit comme autant d'abeilles autour d'une unique fleur ; et plus ces petites créatures virevoltaient, plus elle se questionnait sur le fondement de tout ce qu'elle avait entreprit jusque là. Une violente nausée l'obligea à se relever plusieurs fois de rang, alors que les voix de tous les membres de son clan, disparus comme encore en vie, la hantaient. Peut-être n'aurait-elle du jamais condamner les traitres, mais si elle l'avait fait, où en serait-elle aujourd'hui ? Et si elle n'avait pas accepté de défier ces nouveaux arrivants, peut-être que le village n'aurait jamais été autant approché par les démons.

Mais le plus pénible, au milieu de ces balbutiements terribles qui s'acharnaient contre ses pensées, c'était peut-être le cauchemar réccurent de son défunt mari. Saya se sentait terriblement mal de ne même plus se souvenir des traits de son visage, de l'odeur de sa peau. Elle l'avait aimé, pourtant ; elle se souvenait du déchirement à la découverte de son corps inanimé, de l'angoisse de se retrouver toute seule et de n'avoir jamais pu porter son enfant. Tout cela s'était fait noyer sous la montagne de responsabilités qu'elle avait du porter désormais toute seule.

Saya était responsable des vies de ce village, comme l'avait été son mari ; bien résolue à continuellement oeuvrer dans le meilleur sens possible pour les habitants du village, le doute se formait en son organisme comme un ulcère refusant de s'expurger.

Une voix déformée la réveilla à nouveau, la pénombre entourait ses boucles brunes. L'espace d'un instant, Saya crut sursauter quand l'image de Shu-an lui apparut juste au-dessus d'elle ; comment était-il rentré ? Voulait-il se justifier de s'il fréquentait quelqu'un du clan ?

«Saya, tout va bien ? la questionna Fendyel. Je suis désolé de te réveillé de cette manière, mais il faut que tu te dépêche, on a un problème.»

L'alarme dans la voix de son ami la tira de force hors de ses draps. Il lui fallut quelques secondes en dehors de ses couvertures pour que le froid mordant ses chevilles remplace l'amertume de la déception.

«Qu'est-ce qu'il se passe ? Comment ça, un problème ?
- Avec Shu-an, continua Fendyel d'un air plus sec.»

Saya battit des cils si vite qu'elle se cogna contre Fendyel quand elle se leva. Sans trouver son armure de cuir, elle n'enfila que plusieurs couches de vêtement pour se réchauffer, agrippant son katana d'une main. Saya revit la violence avec laquelle Shu-an s'était débarrassé des démons, mais chassa rapidement ces réminescences de son esprit.

«Quel genre de problèmes ?
- Du genre qui nécessitent une prise de décisions rapides, Saya.
- Des blessés ? demanda-t-elle après un léger temps d'arrêt dans le couloir.
- Oui, trois. Quatre en comptant Shu-an.»

Fendyel n'aimait pas Shu-an, il le lui avait fait comprendre à de nombreuses reprises ; et malgré la confiance qu'elle avait en son ami, Saya s'étonnait du pragmatisme de ce dernier lorsqu'il lui conta les événements ; plusieurs membres avaient été agressés par Shu-an, hier soir, pour des raisons inconnues et différentes selon l'interlocuteur à qui elles étaient demandées. Une vive brûlure animait en permanence la cheffe de clan.

Shu-an l'avait trahi, n'est-ce pas ? Cela leur pendait au nez, pas vrai ?

Saya passa la journée à interroger les concernés, sauf le mercenaire qui croupissait dans l'une de leur cellule, à l'est du domaine. La pluie ne leur laissait aucun répis alors qu'ils s'agitaient tous au milieu du terrain boueux et des murs de pierres grises. Le premier interrogé, le plus jeune, avait le visage encore en sang de son altercation. Il clama que Shu-an l'avait demandé de le suivre dans un coin un peu plus sombre, à l'abri des passages dans le domaine, et que ce dernier l'avait attaqué, clamant qu'il était trop proche de Saya à son goût. Un second raconta une histoire similaire, puis un troisième, même si les raisons variaient toujours un peu ; là, on lui parla d'un désaccord affirmé par plusieurs membres du clan lors d'un entainement. Plus loin, une chasse qui ne s'était pas tournée comme l'aurait souhaité l'ancien mercenaire.

Et à chaque fois, ce dernier avait décidé d'user de violence ; Saya ne comprenait pas pourquoi on lui mentirait, mais plus la journée avançait, et plus elle se demandait pourquoi Shu-an aurait voulu éliminer tant de monde sans jamais y parvenir. Saya avait envie de croire les membres de son clan ; sauf que la croyance n'était peut-être plus un seul motif valable pour condamner un homme... dont elle ne savait pas grand chose.

Mais n'ira-t-on pas me le reprocher ? se murmurait-elle sur le long des couloirs de boue ou de bois pour changer d'interlocuteur. Quand enfin, elle signala à Fendyel de l'emmener aux geôles. Saya sentait de la bile au fond de sa gorge ; physiquement, elle prenait conscience de ne probablement pas en mener large, avec ses cernes creusées sous ses yeux, son teint plus pâle qu'à l'habitude et les traces de terre mouillée à ses vêtements que personne ne remarquait plus. La nausée brouillait son esprit et, pourtant, quand elle rentra dans la cellule accompagnée par une odeur de saleté et de sang, jamais la cheffe de clan ne s'était sentie aussi lucide. Ses yeux noirs se verrouillèrent sur la silhouette à genoux, les mains attachées dans le dos et au torse dénudé de Shu-an. Il leva vers elle un regard horriblement neutre, qui la poussa vers une colère presque oubliée depuis la veille. Les accusations manquèrent de fuser entre ses lèvres gercées ; mais les cloches d'alertes à l'extérieur du domaine brouillèrent sa vue et ses oreilles. Shu-an, elle-même et Fendyel se redressèrent en entendant des pas de courses dans leur direction.

«On nous attaque ! Des démons ! hurla un homme casqué.
- Fendyel, va chercher tes armes et verrouille la porte derrière moi, on y va !»

Elle ne s'arrêta pas malgré l'insistance dans les yeux de Shu-an. Persuadée qu'elle s'était trompée sur son compte pendant tout ce temps, malheureuse de sentir la dureté à son coeur se ramollir à l'idée qu'elle le perdrait bientôt, les multiples cris de ses pairs la ramena bien vite sur un terrain plus dangereux ; et tragiquement plus habituel.


La nuit avait épousée le décor hivernal de sa chape obscure, comme si le ciel ne s'était jamais éclaircit de la journée. Saya reconnut rapidement les hurlements des bêtes qui s'égosillaient contre le fer des haches et des lances ; les mêmes démons à forme lupine qu'elle avait affronté dans la forêt avec Shu-an étaient de retour.


Deux d'entre eux s'étaient invités tout près de maisons fermières, à l'extrêmité des tours d'observations qui clamaient encore leur annonce de cloche. L'une d'entre elle venait d'être exterminée par deux lanciers, tandis que la dernière repoussait les assauts de vaillants. Les paysans s'étaient rapidement mis hors de danger, ramenés par quelques membres du clan vers l'intérieur du village ; Saya eut à peine le temps de sortir la lame de son fourreau que le dernier démon bondissait en arrière, la gueule en sang, avant de repartir tout droit vers la forêt.

«Pourchassez-le ! ordonna-t-elle.»

Gayu et trois autres hommes brandirent leurs arcs en signal impérieux ; armés de torches et d'une habitude accablante pour leur tranquilité, ils partaient aussi vite que l'ordre n'avait été donné. Un bourdonnement atroce lui vrillait les tympans ; en courant, Saya réalisa qu'elle avait glissé et sa cheville la lançait sans qu'elle ne puisse rien y faire. Guettant le regard d'un enfant apeuré dans les bras de son père, Saya s'apprêtait à rassembler ceux qui n'étaient pas partis pour vérifier l'état de quelques blessés et ramenés ceux qu'ils le voulaient à l'infirmerie. Mais deux membres du clan s'échappaient déjà en direction de l'est. Saya douta.

«Fendyel.
- Oui ?
- Pourchasse-les. Je crains... ils vont vers les geôles.»

Fendyel marqua un temps d'arrêt, le dégoût plissé sur ses traits.

«Maintenant !»

Il finit par se lancer en course derrière les deux membres du clan à contre coeur, le regard de Saya dans son dos.

Jusqu'au premier soleil de marsजहाँ कहानियाँ रहती हैं। अभी खोजें