Chapitre 6

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Shu-an rouvrit les yeux avec cette impression de chaleur constante, mais pas désagréable. Le bois humide et plein de brouillard avait laissé tomber son couvercle gris pour un plafond de bois tout aussi humble, tout en étant bien plus chaleureux. Le mercenaire pencha la tête de côté, là où s'était endormie Saya ; il visualisait encore son petit rire nerveux et amère alors qu'ils sombraient comme deux amants maudits. L'image le fit rire ; il s'imagina encore quelques secondes en train de courtiser l'humaine jusqu'à ce que sa voix ne l'attire de l'autre côté de la salle. Elle était là, d'une robe simple et emmitoufflée dans un haut de kimono doublé de fourrure pour ne pas avoir froid. Elle discutait avec un inconnu mais qui, au ton solennel et respectueux qu'il prenait, ne devait pas être un danger. Il se redressa, silencieux jusqu'à ce qu'on ne le remarque ; évidemment, c'est elle qui verrouilla son regard sur lui en premier. L'homme à ses côtés eut des gestes soudainement plus nerveux, alors qu'il manqua de faire tomber un petit flacon doré depuis ses doigts âgés. La moustache lui allait bien, mais il avait le regard soucieux ; surement un médecin.

«Vous voilà enfin réveillé, Shu-an.
— Je ne saurais dire si vous êtes déçue ou soulagée !»

La remarque terrifia le médecin qui en perdit le peu de couleurs à ses joues. Saya haussa un sourcil avant de se rapprocher, trainant avec elle un petit tabouret où elle prit place.

«Vous ne me demandez pendant combien de temps vous êtes restés inconscient ?
— Et manquer de vous surprendre ? Cette fois, ça serait moi, qui serait déçu.»

Le regard qu'elle lui lança était presque inquiétant, pour une humaine. Il l'avait déjà remarqué quelques années auparavant, quand il l'avait suivi pendant des semaines ; quand elle était fâchée ou agacée, plutôt que de s'immobiliser et de faire en sorte de filtrer la moindre de ses émotions, comme s'amusaient d'ailleurs à le faire la plupart des humaine du pays, celle-ci se dissimulait bien peu ; menton rabaissé vers la gorge, sourcils fins légèrement froncés, cela lui donnait une hauteur certaine malgré sa petite taille. Saya savait se faire respecter et n'aimait pas les plaisantins ; Shu-an ferait en sorte de s'en souvenir. En bon suppléant, l'homme leva les mains au niveau de ses épaules dans un esprit de dédouanement.

«J'aimerai toutefois savoir depuis combien de temps je suis inconscient !»

Shu-an restait tendu de ne pas s'être réveillé avant l'humaine. Sa nature ne lui conférait pas une immunité, ou même une résistance naturelle aux poisons d'autres démons ; mais tout de même. Il y avait de quoi regretter de ne pas avoir affronté plus de semblables si c'était pour ainsi se faire mettre en difficulté pour un petit monstre de rien du tout.

«Je suis restée inconsciente pendant un peu plus d'une nuit et d'une journée entière. Pour vous, nous arrivons au soir de la deuxième journée.»

Shu-an bascula légèrement sa tête en arrière, jusqu'à ce que son crâne ne recontre le mur en bois dans son dos.

«Vous aviez l'air de connaître le poison que nous avons subit, reprit Saya.
— Ah, oui, en effet.
— Je garde mes suspicions sur votre contribution à l'arrivée des mange-démons dans un petit sac.
— Mais enfin !...
— Silence, je n'ai pas finis.»

Shu-an s'en pinça les lèvres. Personne ne s'était un jour permis de le rendre muet dans une conversation ; ça avait quelque chose de fascinant, passé la frustration de se laisser faire.

«Je ne peux toujours pas déterminer si vous disiez complètement la vérité ou non. Mais vous avez prouver vos capacités combatives, et... votre humanité.»

Heureusement que Shu-an n'était pas suffisamment fatigué pour éclater de rire. Oui, son humanité, la fameuse. Oh, Shu-an se savait bien moins monstrueux que ces semblables ; et il ne prenait pas toujours plaisir à démembrer des hommes ou des femmes. Mais de là à dire qu'il avait prouvé son humanité...

Shu-an hésita à la questionner sur ce sujet, mais le voilà qui fixait les lèvres roses de son interlocutrice. Il remarqua un bandage à sa main, déjà souillé par des marques semblables à celles laissées par la rouille. Son visage également était pansé, même si ça n'enlevait rien à un charme tout particulier.

«Apprenez-moi tout ce que vous savez. Sur les démons, les monstres, comment les chasser, les traquer, les repousser. Apprenez-moi tout ça, et je vous offrirai tout ce qui est en mon pouvoir une fois que nous aurons passé l'hiver.»

Il tiqua, se rappelant d'un murmure qu'il avait entendu un peu avant de perdre connaissance.

«Jusqu'en mars ? demanda-t-il.»

Le visage de Saya vira sensiblement au rouge, comme une porcelaine aspergée d'aquarelle rosée. Il apprécia le fait de ne pas la voir bafouiller, se demandant si elle savait à quoi il faisait référence ou non.

«E-entre autre.
— Tout ce que je veux ?
— Tout ce qui serait en mon pouvoir, oui. Même si pour cela je devrais m'endetter pour l'éternité, j'estime que le savoir qui semble être le vôtre mérite bien cela.»

Agissait-elle par défiance, malice, désespoir ou autorité ? Shu-an gagnait en intérêt à chacune de leur interaction ; bien sûr, il avait déjà prévu de rester, mais la proposition donnait un peu plus de cachet à ce qui ressemblait déjà à une obsession bizarre.

«D'accord. Je vous apprendrai. Et je serais sous vos ordres, c'est cela ?
— Oui. Vous serez un membre à part entière du clan Gogjyou, avec certainement un peu plus d'importance que mes hommes moyens.»

L'idée lui plaisait, mais il ne put s'empêcher de lever les sourcils.

«Votre main droite à lunettes ne risque-t-elle pas d'y voir de la concurrence ?»

Shu-an vit Saya s'arrêter, comme si elle chassait une bulle d'air dans son esprit. Son visage s'éclaira quand elle comprit de qui l'homme parlait ; et se mordit les lèvres dans un sourire.

«Fendyel... est plus un ami et un référent au sein du clan que ma main droite. Et puis, je ne compte pas mettre en compétition un loup et un renard, ça n'aurait aucun sens.»

Shu-an n'était pas très au fait des métaphores humaines, mais s'il était le loup, Fendyel lui donnait plutôt l'impression d'un pauvre petit lapin qui se faisait passer pour une bestiole plus grosse ; mais que face à un réel prédateur, ce dernier changeait de tactique. Enfin, Saya le connaissait probablement mieux que lui.

Et qui se soucierait des intuitions d'un démon ?

«Mmh, je me sentais plutôt ours, aujourd'hui, mais un loup, c'est pas mal aussi !»

Un soupir gracile s'échappa des lèvres de Saya. Elle se leva de son tabouret, la suite de drapés autour de ses hanches retombant jusqu'à ses chevilles.

«Prenez un peu de temps pour vous reposer, je vais en faire de même. Notre médecin va vous apporter de quoi vous nourrir. Demain, quelqu'un vous fera visiter l'ensemble du village, et nous reparlerons de quelques détails de votre nouvelle affectation.»

Il l'avait vu sourire, rougir, se fâcher, mais de tous les traits de personnalité que Shu-an devinait, son préféré était peut-être cette manière que Saya avait de revenir à l'essentiel, de réduire au possible toutes les idées qui pouvaient paraître difficile d'accès pour en ressortir le plus raffiné. Elle parlait vite sans être précipitée ; se faisant entendre sans pourtant élever la voix. Toutes des techniques qu'il devinait bien peu naturelles ; et pourtant, cela y ressemblait. Un grand sourire étira ses lèvres alors qu'il hochait la tête avec entrain.

«Très bien, cheffe, à demain !»

Et ainsi laissa-t-il l'humaine filer avec le médecin. Shu-an en referma les yeux de plaisir ; si son ventre ne s'était pas mis à hurler famine, peut-être aurait-il même retrouver le sommeil pour quelques heures supplémentaires.

Jusqu'au premier soleil de marsWhere stories live. Discover now