Chapitre 8

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Shu-an s'était découvert une patience inconnue jusque là. Il s'était attendu à ce que Saya ne vienne le trouver plus tôt ; mais toute une semaine s'écoula sans même qu'il ne la croise. Il finit par trouver son affaire auprès du reste du clan, gagnant sa place comme le ferait un humain normal. Shu-an se mit à proposer des entraînements qu'il pleuve ou qu'il fasse soleil, essayant de démontrer par la force des choses que la survie en terrain connu ou non n'était souvent qu'une question d'audace plus que de capacité. Si les deux premiers jours étaient laborieux, principalement car il s'était retrouvé confronté à une opposition réfractaire à de nouvelles, il parvint à se mettre dans la poche un poignet d'adolescents certes intimidés, mais empreint d'une bonne volonté presque inédite. Lui qui croyait tous les humains dotés de cette monotonie désespérante, en plus d'un désespoir latent, il avait été surpris de voir tout ce groupe se former dans une sincère envie d'apprendre à se battre, à se défendre ; à survivre. Parmi eux se trouvaient le grand blond, Darui, qui n'était pas très fort mais qui compris rapidement ce que proposait Shu-an, et à quel point cela lui serait utile.

Rapidement, la plupart des réfractaires se résignèrent dans un mouvement de groupe qui leur fit, à tous, passer le temps de manière intelligente quand ils n'avaient pas besoin de travailler autre chose.

Il avait repéré Saya du coin de l'oeil ; en même temps, facile de repérer une silhouette si menue et si féminine au milieu de tous ces torses nus et ces hommes sans élégance. Après la promesse d'une chasse ensemble, Shu-an s'était hâté dans les bains pour se décrasser. S'il avait déjà l'habitude de se rincer dans les eaux les plus clairs du pays, le mercenaire devait bien avouer que cette coutume humaine suscitait une détente extraordinaire chez lui, surtout après un quelconque effort physique. Sans parler de la sensation fraîche contre sa peau lorsqu'il sortait, mieux encore s'il avait frotté son corps avec un savon blanc.

La porte des bains s'ouvrit assez vivement, dévoilant Darui avec le nez encore en sang qui semblait surprit de trouver Shu-an ici. Le mercenaire leva un sourcil, curieux de voir tant d'énergie, surtout qu'elle fut bien vite évaporée quand Darui se glissa dans l'eau chaude à son tour.

«Tout va bien, Darui ? C'est moi qui t'ai mis le nez dans cet état ?»

L'homme baissa les yeux avant de laisser l'eau lui monter jusqu'au cou. Il avait le même air que prenait le chiot qu'avait un jour recueilli Shu-an car il s'ennuyait, des années auparavant ; le petit être avait cette tendance à se pencher en avant, l'air abattu comme si tous les malheurs du monde s'étaient abattus sur son dos.

«Non, chouina Darui, je suis tombé en voulant ramasser mes armes de bois...»

Shu-an éclata immédiatement de rire en imaginant la scène, ce qui renforça un peu plus le malaise de son compagnon.

«C'est pas drôle ! Tout le monde se moque !
— Il y a de quoi ! répliqua le mercenaire en frappant amicalement l'épaule de son nouveau collègue, un chasseur dont la survie d'un village dépend qui se vautre après un entraînement ? Allez, fais pas cette tête, c'est pas si grave.
— Mais je suis pas si maladroit, d'habitude ! s'emporta Darui en se redressant, je pense même être quelqu'un d'assez adroit, et agile aussi, fin mince, quoi, je sens que les autres vont juste se souvenir de ça pour toujours...»

Les hommes et leur réputation. La poignet de Shu-an se scella sur l'épaule de Darui pour l'immobiliser ; ce dernier sursauta légèrement, mais au moins le mercenaire s'assurait que son camarade était prêt à l'écouter.

«Si tu te soucies plus de ce que les autres pensent de toi qu'à t'améliorer, tu mourras aussi bête et inutile que tu l'étais la semaine dernière.
— Je... oui je comprends...»

Les doigts de Shu-an se déplièrent. Il ne craignait pas vraiment la mort de Darui ; de toutes les recrues, c'était celui qui se montrait le plus assidu, et ce de loin. Il transpirait la peur mais s'en servait pour arme, là où bon nombre se laisseraient immobiliser par la terreur.

«Tu es le seul à ne pas voir tes progrès, sourit Shu-an. Tu n'as pas remarqué la lueur stupéfaite dans leurs yeux, quand tu t'es jeté sur moi ?»

Le blond se plongea dans une réflexion introspective ; quand son visage s'éclaira, Shu-an comprit que Darui venait d'atteindre la bonne conclusion.

«T'as raison... désolé, je sais pas pourquoi ça me préoccupe autant...
— Je peux pas le deviner à ta place, déclara Shu-an en se redressant pour sortir du bain, mais à ta place je choisirai de me concentrer sur ce que je ferais pour ma chasse de cet aprem. Les hommes ont la mémoire courte, il suffirait d'un coup d'éclat pour que tout le monde oublie ta maladresse.»

Shu-an aimait bien ce rôle, un peu offert par défaut par Saya auprès des autres. Celui de non pas un chef, mais plutôt d'une sorte de pédagogue. Bon, il utilisait cette excuse pour leur taper parfois un peu fort sur le coin du crâne, mais personne ne s'en était officiellement plaint, c'est que ça devait aller.

Enroulé dans un kimono de bain qui respirait un parfum relativement délicat, une odeur désagréable l'accueillit alors qu'il pénétrait dans le couloir. Il traversa la majeure partie du domaine. Quand il identifia la présence d'un démon, Shu-an manqua bien de défoncer les murs pour le retrouver plus vite ; mais il y avait des humains un peu partout dans les couloirs. Certains se préparaient, d'autres se contentaient de faire le ménage, dirigés par les premiers ou par une catégorie de membres du clan que Shu-an ne fréquentait pas encore énormément. L'odeur devenait nauséabonde à l'entrée de sa chambre qu'il pénétra en fermant la porte derrière lui. Elle était. Assise sur son matelas de sol, de longues jambes légèrement sur le côté. Ses yeux singeaient la couleur de l'or, seul élément un tant sot peu beau dans un vacarme de crocs et de griffes. Bien qu'avec un corps humanoïde, le démon n'avait rien du charme des humaines. Celle-ci en particulier lui donnait envie de mourir.

«Qu'est-ce que tu fais ici, Goryon ?»

La démone retroussa ses babines lupines dans un sourire mesquin.

«Quoi ? N'ai-je pas le droit de te rendre visite ?
— Absolument pas. Il me semblait avoir été assez clair, la dernière fois, non ?»

Shu-an sentait son sang pulser à l'idée de lui arracher la tête. Elle sembla comprendre la menace, puisque ses longues oreilles blanches se plaquaient contre son crâne. La louve se redressa, son long kimono rouge tombant jusqu'à ses chevilles, bien qu'il révélait un peu trop d'une peau poilue que Shu-an se souvenait avoir un jour caressé avec tendresse.

«Allons, roucoula la créature, c'est bien normal d'être curieuse... quand j'ai appris que l'un des trois fils était parti en voyage sans que personne ne sache où... et que j'ai ensuite entendu parler d'un mercenaire terriblement fort qui stationnait dans un misérable petit village humain...
— Considère ceci comme mon dernier avertissement, louve. Sors immédiatement ici sans faire d'histoire où tu es la prochaine dont je ramènerai la tête à ma cheffe.
— Ta cheffe ?»

Shu-an se renfrogna en voyant l'air malin dans les yeux jaunes de la créature. Il aurait mieux fait de ne pas la mentionner, mais elle dirigeait pour l'heure son quotidien ; ce qu'il avait bien voulu, d'ailleurs.

«Mon mignon Shu-an se prostitue pour une humaine ?»

Le mercenaire avait accéléré jusqu'à être au corps à corps de la démone. Une main broya indistinctement une partie de son épaule tandis que l'autre s'enfonçait dans sa gorge, attrapant le muscle de la langue qu'il serra tout aussi fort entres ses doigts. L'autre tenta de couiner, à moitié étouffée par une violence qu'elle n'avait étrangement pas vu venir.

«Dernier avertissement, murmura Shu-an. Disparais ou je m'en assure d'une manière peu agréable pour toi.»

Un dernier gémissement et Shu-an relâchait la démone. Il ignora son air assassin alors qu'elle se fondait dans les ombres, avant de repasser par l'ouverture de sa fenêtre. Shu-an se promit de sceller cette entrée alors qu'il entendait trois frappements à sa porte.

«Shu-an ? l'appela Saya, tout va bien ?
— Oui, un instant, je finis de m'habiller.»

Il avait chaud, il se voyait briser la nuque de la démone qui venait de disparaître, laissant dans son sillage toute une animosité que Shu-an n'avait pas perçu depuis bien longtemps. Mais Saya se tenait derrière la porte, et il comptait bien l'emmener chasser.

Jusqu'au premier soleil de marsWhere stories live. Discover now