Chapitre 1.3

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Les yeux plissés, j'approchai mon visage de la vitre et distinguai dans la pénombre une silhouette féminine. Soulagée, je laissai échapper un soupir.

— Putain, qu'est-ce que tu peux bien fabriquer dans ce coin, seule, à cette heure-ci ? demanda la jeune femme de but en blanc comme si nous nous connaissions depuis toujours.

J'ouvris la portière et m'installai à ses côtés.

— Je me le demande aussi, répondis-je sur un ton renfrogné.

La tête tournait vers elle, je percevais désormais nettement son visage recouvert de piercings. Elle en avait sur les arcades sourcilières, le nez, la bouche, les joues, les oreilles... ses cheveux verts, relevés en deux couettes bien hautes, lui donnaient un look encore plus rock and roll. De longs traits noirs d'eye-liner entouraient ses yeux d'un vert perçant. Un frisson me parcourut le dos. Après Antonio, je faisais la connaissance d'Harley Quinn. Ce n'était pas possible, cette soirée devenait de plus en plus dingue !

— Dis-moi où je te dépose.

Mon regard se baissa sur ses lèvres peintes elles aussi tout en noires. Un sourire amusé s'y dessina. Je détournai les yeux devant moi puis me raclai la gorge avant de bredouiller :

— Triana.

La Camaro démarra. Je relâchai mes épaules puis reposai l'arrière de ma tête sur le dossier avant de préciser à ma voisine mon adresse exacte.

À peine avions-nous fait quelques mètres que je décidais, par politesse, de rompre le silence :

— J'ai cru que j'allais devoir rentrer à pied. Merci. Je m'appelle Melyana.

Ma voisine opina du chef pour seule réponse. Les sourcils froncés, elle était concentrée sur la route. Sa conduite était à l'image de sa voiture : sportive ! La main accrochée à la portière, je poursuivis mon monologue afin de me focaliser sur autre chose que la vitesse à laquelle roulait le bolide.

— Je suis en terminal. La fête de ce soir était censée nous faire décompresser avant les examens, mais ce connard d'Antonio à tout gâché. Et pour finir, je vais sûrement être privé de sortie jusqu'à ma rentrée à l'université.

Ma voisine lâcha un petit rire.

— Le mot punition n'existe que chez vous, les petits riches. Vos parents aiment tellement vous surprotéger que vous ne savez plus quoi faire lorsque vous vous retrouvez abandonné sur le bord d'une route.

— Nos parents ne veulent que notre bien ! D'où es-tu ?

— Los Pajaritos.

Los Pajaritos, le quartier où avaient éclaté les émeutes quelques jours plus tôt. Je tournai la tête pour regarder à travers ma vitre et reconnus les façades colorées des maisons, les balcons fleuris. Je n'étais plus très loin de chez moi.

— J'imagine que tu n'es jamais venue de ce côté de la ville ? me demanda la jeune femme sur un ton calme, mais ironique.

Je regardai de nouveau droit devant moi et secouai la tête.

— Je ne connais pas tous les quartiers de Séville, répondis-je, mal à l'aise.

— Tu veux dire les quartiers pauvres ?

Machinalement, je remis mes cheveux en arrière avant de répondre de la façon la plus courtoise possible :

— Je n'ai aucune famille ni aucun ami de ce côté-là !

La jeune femme se tourna vers moi et me jaugea de haut en bas avant de revenir sur la route.

— Tu m'étonnes ! Les petites bourges comme toi ne tiendraient pas une journée dans ce coin. Pour être franche, je plains vos vies régies par vos parents.

Choquée par ses paroles agressives, j'ouvris de grands yeux. La colère que je tentais de contenir depuis l'histoire avec Antonio menaçait d'exploser.

— Détrompe-toi ! Je suis maître de mon destin. Contrairement à ce que tu penses, je suis complètement libre.

Ma voisine lâcha un ricanement mauvais.

— Et c'est quoi ton destin ? Qu'aimes-tu faire dans la vie ?

Je répondis comme sous l'action d'un fouet :

— Dessiner, créer ! J'aime l'art.

La jeune femme hocha la tête de façon théâtrale puis se marra de nouveau.

— Donc tes parents sont d'accord pour te laisser vivre ta passion sans aucune pression ?

— C'est ça ! mentis-je. Et... ils me soutiennent.

À ce moment, la voiture ralentit. Nous étions arrivés à destination.

— Belle baraque ! J'espère que papa et maman ne seront pas trop fâchés de te voir rentrer si tard.

Avec un regard cracheur de feu, je la remerciai puis agrippai mon sac. Soudain, sans crier gare, elle interrompit mon geste en m'attrapant fermement le bras. Ses yeux étaient tournés sur mon carnet de dessin, ouvert, qui sortait à moitié de mes affaires.

— Je peux ? demanda-t-elle, l'air tout à coup sérieux.

Les sourcils froncés, je me libérai avec tout le tact dont j'étais capable à ce moment-là puis hésitai un instant.

— Ce sont juste quelques gribouillages, lui indiquai-je, sur mes gardes.

— Je bosse dans un salon de tatouage. Je sais reconnaître un gribouillage talentueux quand j'en vois un.

L'expression sur son visage avait changé. La main tendue, elle paraissait prête à me supplier pour voir ce carnet. Pour être honnête, elle était en fait la première personne à s'intéresser à ce qui me passionnait vraiment dans la vie.

Je lui tendis mon carnet avec un geste d'hésitation.

Muette, elle observait avec une concentration intense mes croquis. Les secondes se traînaient, interminables, dans ce lourd silence. J'étais si en retard.

— C'est bon, c'est très bon, murmura la jeune femme.

Elle tournait les pages, comme envoûtée. Il y avait de tout. Des paysages, des portraits, des objets...

— Tes tracés sont-ils à main levée ?

Je hochai la tête.

— Putain ! Ils sont parfaits. Tu as du talent.

Avec ces trois mots, cette inconnue venait d'éclairer mon sombre univers. Celui qui restait fermé aux yeux du monde.

— Merci, déclarai-je timidement à voix basse.

Ma voisine leva ses yeux et posa sur moi le vert froid d'un regard songeur.

— Melyana, c'est ça ? Moi c'est Lindsay. Ne laisse personne détruire tes rêves. C'est promis ?

Je fronçai les sourcils, étonnée par son intérêt soudain à ces dessins et le pouvoir qu'ils avaient eu sur elle.

— Je vais essayer, répondis-je sur un ton plus mélancolique que je ne l'aurai voulu.

La jeune femme me rendit le carnet. Je me dépêchai de le fourrer dans mon sac et sortis de la voiture.

Une fois dehors, je pris une grande bouffée d'air frais. J'ignorais à cet instant que cette rencontre allait bientôt changer ma vie.

Baby Doll (French version)Where stories live. Discover now