Chapitre 4

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Parfois, je me demandais pourquoi je faisais tous ces efforts. Pourquoi je me levais tous les matins à huit heures au plus tard, pourquoi j'assistais à tous mes cours magistraux avec assiduité, pourquoi je préparais tous mes travaux dirigés avec sérieux chaque semaine.

Pourquoi est-ce que je me fatiguais à faire des études dans une prestigieuse université alors que nos responsables – le mot est mal choisi – politiques ne se bougeaient pas le petit doigt pour s'assurer que la planète serait toujours habitable dans vingt ans ? Elle ne l'était déjà plus à certains endroits du globe et ça ne semblait pas les affoler plus que ça.

En même temps, il ne faudrait pas fragiliser l'économie ou encore augmenter la dette publique pour sauver la planète. Quitte à mourir prématurément, autant le faire sans être endettés, non ? Vous pensez que les dinosaures se sont inquiétés pour leur économie quand ils ont vu une météorite leur foncer dessus ?

Et dire que les mêmes qui passaient leurs mandats à écrire des livres aussi médiocres que leurs compétences voulaient nous faire bosser encore plus longtemps pour des retraites ridicules. Mais ne touchez pas à leurs régimes spéciaux à eux ! Un sénateur qui touche deux milles euros net de retraite mensuelle après avoir effectué un seul mandat, soit six ans de « travail », c'est tout à fait normal !

Je n'avais jamais cherché à faire carrière mais, avec des sommes comme celle-là, je comprenais que cela en intéresse plus d'un, mais je n'étais pas du genre à renier mes principes contre du pouvoir ou de l'argent. Certes, je n'avais que dix-neuf ans, mais j'étais à l'université publique, pas dans une école de commerce hors de prix formant des fils à papa-maman pour les mener à des emplois vides de sens payés au moins dix fois plus que les emplois vraiment utiles à la société. Si je n'avais eu aucune dignité, j'aurais tenté ma chance comme influenceuse. Être payée à se prendre en photo et s'exposer sur les réseaux, en faisant des placements de produits plus que douteux, c'était plutôt tranquille comme vie, non ?

Les êtres humains ne sont pas sur cette terre pour s'épuiser au travail, n'en déplaise à ces politiques qui ne savent faire autre chose que mépriser celles et ceux qu'ils gouvernent en soufflant à demi-mot qu'ils sont paresseux et devraient se bouger pour trouver un emploi. Trois millions de chômeurs contre trois cent cinquante milles emploi vacants, est-ce qu'on ne se foutrait pas un peu de notre gueule ?

Une fois ma licence validée, je passerais le concours pour devenir conseillère pénitentiaire d'insertion et de probation – CPIP pour aller plus vite – entrerait à l'École Nationale de l'Administration Pénitentiaire – ENAP pour faire plus bref – et je m'éloignerais le plus possible de toute l'agitation parisienne. J'étais bien contente que cette école soit située à Agen, et non pas en région parisienne. Je n'en pouvais déjà plus de la capitale française, le calme de ma province me manquait terriblement.

Gravir les échelons ne m'intéressait pas, je voulais un 9h-17h me laissant tout le temps, en soirée et le week-end, de lire, écrire, peindre, écouter de la musique ou que sais-je encore. La vie est trop courte pour la passer loin des choses que l'on aime vraiment.

— Nora ?

— Mmh ? répondis-je, perdue dans mes pensées.

— On bouge ? Il est déjà midi trente.

Mes yeux se posèrent sur Emilie, debout devant moi. Son téléphone était rangé, j'avais arrêté d'essayer de suivre sa conversation depuis de longues minutes. Où étions-nous déjà ?

Ah oui, place de la Contrescarpe, à deux pas de celle du Panthéon. Après le cours de SJUE, nous avions remonté la rue Mouffetard pour nous sustenter avec un panini et un crêpe, et nous nous étions installés sur le petit rond-point ensoleillé.

Je me levais et jetais un œil à mon smartphone. Un message Instagram d'Antoine attendait une réponse depuis un quart d'heure. Nous avions quitté Tinder pour un réseau social plus convivial et je l'avais rapidement stalké. Il n'avait qu'une petite dizaine de photos, mais je n'avais pas eu le temps de bien les décortiquées avec Emilie assise juste à côté de moi.

« Qu'est-ce qui te révolte dans la vie ? »

Nous nous posions des questions prétendument profondes et philosophiques, mais qui permettaient d'apprendre à connaitre nos points de vue sur différents aspects de la vie. Nous nous imposions des réponses courtes et synthétiques, afin de ne pas trop nous en dire. Il ne fallait pas que nous épuisions tous nos sujets de conversation dans le cas où nous nous rencontrions un jour en chair et en os. Ses avis étaient intéressants, même si je n'étais pas totalement d'accord avec tout. Encore heureux, non ? Tant que ce que ses opinions n'heurtaient les droits fondamentaux de personne.

Emilie avait passé quarante grosses minutes au téléphone avec une de ses amies du lycée, Marie-Camille – « MC » pour les intimes dont je ne faisais pas partie. J'avais entendu à quelques reprises le prénom de Zoé, mais je ne savais pas vraiment ce qu'elles s'étaient dit.

Au final, je n'avais pas trop envie de m'en mêler. Qu'est-ce que j'en savais, de ce qu'on pouvait ressentir quand on se faisait larguer ? L'amour, dans son sens romantique, était un domaine qui m'étais inconnu. Je n'en avais toujours été que spectatrice.

Nous redescendions la rue Vauquelin d'un pas tranquille. Je n'avais aucun problème avec le silence, mais je savais que ce n'était pas le cas de mon amie. Elle aimait parler, parfois un peu trop, et était du genre à penser que quelque chose clochait entre nous quand je gardais trop longtemps ma bouche fermée.

— Marie-Camille t'a appris quelque chose ?

— Non, on a surtout parlé de nos prochaines vacances, me répondit-elle. Elle pense qu'on devrait laisser Zoé tranquille, et qu'elle finira bien par se fatiguer toute seule.

Evidemment.

— Et qu'est-ce que tu en penses ?

— Mmh, d'un côté, je me dis qu'elle a raison. Mais en même temps, je pense qu'elle n'a pas bien conscience de « l'ampleur » de la situation, il faut dire qu'on ne se voit plus aussi souvent.

Marie-Camille était effectivement étudiante à HEC, meilleure école de commerce du pays, depuis la rentrée. L'école était située au cœur du campus Paris-Saclay, à une certaine distance de leur seizième arrondissement natal. Le petit groupe d'amis se voyait de moins en moins souvent, ce qui n'était pas pour me déplaire. Moins de racontage de soirées, auxquelles j'étais rarement invitées, entre Emilie et Zoé.

Marie-Camille représentait tout ce que je détestais et moins j'avais à la fréquenter, mieux je me portais. Et j'étais parfaitement consciente que ce sentiment était réciproque de son côté. Parfois, je me demandais pourquoi Emilie et Zoé fréquentait une personne pareille, mais il fallait dire qu'elles avaient presque grandi ensemble, dans les beaux quartiers parisiens. Ce genre d'amitié ne semblait pas s'oublier facilement.

— Toi, tu as quelque chose de prévu pour les vacances de la Toussaint ? m'interrogea Emily quelques minutes plus tard, changeant drastiquement de sujet, alors que nous arrivions au bout de la rue Bertholet.

Je me préparais à ouvrir mon sac et à sortir ma carte étudiante pour pénétrer sur le campus, masquant un rictus dénué de tout amusement.

— Je vais rentrer chez mes parents et réviser pour les galops d'essai, répondis-je simplement.

Emilie hocha la tête mais ne réagit pas verbalement.

Elle me faisait rire, parfois, à penser que partir à l'étranger à chaque période de congés, en n'ayant jamais travaillé de sa vie – si ce n'est dans les stages où elle avait été pistonnée – était donné à tout le monde.

Nous descendîmes ensuite les marches qui menaient au bâtiment, avant de passer devant l'amphithéâtre qui nous avait accueillies dans la matinée.

Une fois installée au premier étage de la bibliothèque Jean-Claude Colliard, je déverrouillais finalement mon téléphone portable.

« Le monde est en train de s'effondrer lentement mais sûrement autour de nous et ceux qui peuvent améliorer les choses ne font rien, préférant nous renvoyer à notre qualité de jeunes qui ne connaissons rien à la vie dès qu'on exprime une opinion divergente de la leur ou qu'on leur demande de se bouger »

Et toi, les amours ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant