61. Emilia

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Avant la police, il y a une autre personne à qui je dois raconter ce qui m'est arrivé : ma mère. J'ai à la fois peur et hâte de lui en parler. Je sais qu'elle me soutiendra, mais je ne voudrais surtout pas lire de déception dans son regard. C'est ce que je crains plus que tout : de lui faire de la peine et de la décevoir.

Quand elle rentre du travail et que je demande de suite à lui parler, elle saisit immédiatement la gravité de la situation. Je fonds en larmes dans ses bras avant de pouvoir prononcer le moindre mot. Elle m'entraîne dans le salon et me fait asseoir avec elle dans le canapé.

Je me blottis contre elle, comme lorsque j'étais petite. Là, au chaud, à sentir son odeur, la tête posée contre sa poitrine, bercée par le rythme de sa respiration, je me sens bien. Protégée. Je ne prononce pas un mot. Ma mère ne me presse pas, elle patiente en me caressant tendrement les cheveux.

Je me redresse, cale la tête dans le creux de son cou et fixe un point invisible sur le mur face à moi. Il s'écoule un long moment avant que je me mette à parler. Quand je m'en sens la force, je raconte une nouvelle fois mon histoire avec Nalo. Je ne rentre pas dans les détails, je ne m'en sens pas capable. Je reste factuelle. Je vais à l'essentiel. Et là, ma mère a une réaction à laquelle je ne m'attendais pas : elle pleure silencieusement. Je sens ses larmes glisser sur mon visage.

Je relève d'un coup la tête et peux voir que je ne me trompe pas, des larmes coulent le long des joues de ma mère. À cette vision, mon cœur se brise. Et il se brise encore plus quand elle me dit se sentir coupable.

— Coupable de quoi ?! De rien du tout !! je m'exclame.

— Que tu ne te sois pas sentie à l'aise de venir me demander de l'aide.

Je baisse les yeux.

— Ça n'a rien à voir avec toi, maman. Je ne pouvais pas parler de ce que je vivais. J'avais honte.

— Tu n'as pas à avoir honte de quoi que ce soit ! Ce garçon, oui.

Voici le moment venu de lui annoncer que le garçon en question n'est plus de ce monde.

— Que lui est-il arrivé à ce Nalo ? m'interroge-t-elle, l'air choqué.

Je hausse les épaules, avant de lui raconter que ce qu'il m'a fait subir, il l'a fait subir à d'autres filles. Ma mère semble à deux doigts de défaillir. Elle apparaît dépassée par toutes ces informations. Comment pourrait-elle ne pas l'être ?

— On m'a conseillé d'aller voir la police, je finis par conclure.

Après un court instant, ma mère fait oui de la tête.

— C'est un très bon conseil. Je pense aussi que c'est la meilleure chose à faire.

On décide alors d'y aller toutes les deux, dès maintenant. Plus tôt les autorités seront informées, plus vite leur enquête pourra avancer. Espérons-le, en tout cas. Quoi qu'il soit arrivé à Nalo, je veux savoir. Et quel que soit le nombre de ses victimes, je veux tenter de le connaître.

Le trajet pour le commissariat me paraît durer une éternité, ma mère me demande sans cesse si ça va, si j'ai besoin de quelque chose. Hormis d'oublier tout ce qui m'arrive, je ne veux rien.

Mon ventre est noué quand nous entrons dans le bâtiment. L'agent à l'accueil nous demande de patienter quand nous expliquons être là au sujet de l'affaire Nathan Lostier. Ça me fait bizarre de l'appeler par son « vrai » nom. De me dire que la première fois où ça arrive, c'est alors qu'il n'est plus des nôtres.

Un policier se présentant comme l'inspecteur en charge de l'enquête nous entraîne dans une petite pièce et nous fait asseoir sur deux chaises postées devant un large bureau. Nous nous exécutons en silence.

— Je vous écoute, dit-il, une fois installé face à nous, de l'autre côté du bureau.

Ma mère m'adresse un regard encourageant et tient ma main droite serrée entre les deux siennes, comme pour me donner de la force. Encore une fois, je dois raconter les mêmes faits. J'ai le sentiment que plus je raconte ce que j'ai vécu, plus je le débite de façon automatique, comme si ce n'était plus moi qui étais concernée. Peut-être une façon de me préserver, d'éviter à mon cerveau de repenser encore et encore à ce que j'ai enduré.

D'une voix presque monocorde, je débite mon récit. Tout du long, l'inspecteur a un sourcil levé, comme s'il n'était pas convaincu par ce que je racontais. Comme si ça le laissait très perplexe.

— Vous avez les messages en question ?

— Oui.

Je lui tends mon téléphone. L'inspecteur reste silencieux tandis que ses doigts glissent sur l'écran pour faire défiler la conversation.

— Et je ne suis pas la seule, j'ajoute.

Je lui fais part de la publication de Shanice pour récolter des témoignages d'autres victimes. J'explique que nous avons toutes reçu les mêmes photos de Nalo et je les lui montre aussi.

— Personne d'autre que vous n'est venu nous relater de tels agissements.

— Pour le moment, vous voulez dire, lâche brusquement ma mère.

L'inspecteur la fixe une seconde, puis esquisse un semblant de sourire.

— Absolument, Madame. Pour le moment.

Les dents serrées, ma mère affirme d'un ton ferme :

— Ce jeune homme n'est plus là, mais il est important que vous sachiez qu'il a abusé de mineures.

— Rien n'avait orienté notre enquête dans cette direction.

Ma mère pose sa main sur mon genou dans un geste protecteur.

— Le témoignage de ma fille l'y pousse désormais.

L'inspecteur opine mollement.

— Nous allons explorer toutes les pistes, évidemment.

— Évidemment, reprend ma mère, d'un ton sec.

Visiblement, je ne suis pas la seule à sentir le scepticisme du policier.

— Nous allons vérifier cette histoire de messages et de photos.

Il affiche un air plus compatissant tandis qu'il se penche vers moi.

— Je suis navrée pour ce que vous avez vécu, mademoiselle. Je suis aussi désolé que vous ne puissiez lancer aucune procédure vu que la personne que vous accusez n'est plus parmi nous.

Je n'arrive pas à savoir si c'est une constatation ou un reproche. Je viens me plaindre des agissements d'un mort. Suis-je quelqu'un d'horrible ? Ou ai-je quand même le droit de dire que la personne décédée était, elle, une mauvaise personne ?


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