Chapitre 4 : La voix du Sans-Couronne

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 Une timide bruine d'après-midi diffuse sa moiteur fraîche sur les pavés de Shiny Streets. La nouvelle année s'enfonce doucement dans les limbes de l'automne. À travers la blancheur du ciel, on devine plus qu'on ne voit le soleil traverser le ciel à pas lents. Les lointaines langues de fumées des mines se délitant dans l'atmosphère.
Ghost suit Nightingale, qui marche d'un pas rapide. Le visage concentré. La mâchoire serrée.
Il a promis de les guider jusqu'aux enfants. Du moins, Copper, Ghost, et personne d'autre. Un comité plus que restreint que le barde a expliqué succinctement. Argumentant que là où ils vont, moins d'antagonistes il amènerait, et meilleures seraient leurs chances de ne pas faire de vagues.
Merv a voulu les accompagner au dernier moment, mais le Ménestrel a refusé tout net. Trop d'hostilités, a-t-il dit. Le secrétaire de la Guilde a failli lui sauter à la gorge. C'est Copper qui a évité des disputes inutiles, en signifiant à Merv de garder la Fondation en son absence. Qu'elle ne quitte d'ailleurs qu'à regrets, ne souhaitant pas s'attarder longtemps à l'extérieur.
Les combats du matin dans les rues ont miraculeusement tenu les Gardes éloignés de son refuge. Mais cela ne peut pas durer. Copper craint, non sans une certaine sagesse, que la prochaine fois les Casaques ne pénètrent dans sa précieuse Fondation pour en déloger tous les enfants. Découvrant les voleurs du même coup.

 Nightingale reste silencieux. Plus fermé que Ghost ne l'a jamais vu. Ses pas sont vifs, il courre presque, les entraînant loin de Shiny Streets, vers Hope City. Le charbon de ses cheveux traînant derrière lui comme un étendard de son humeur lugubre. Il ne répond pas aux questions continuelles de Copper lui demandant sans relâche quelle est leur destination.
Le voleur n'est pas rassuré. Ce qui ne fait rien pour calmer l'inconfort persistant dans sa poitrine.
Bien sûr, il en veut à Night. Il en veut à Night d'avoir essayé de l'utiliser. Il en veut à Night d'avoir dissimulé ces secrets sur le Matin Pourpre. Encore plus, il en veut à Night d'avoir réussi à gagner son affection. Tout comme il s'en veut d'être tombé dans le panneau.
Il sait qu'il est le seul à blâmer. Qu'il a pris ses désirs pour des réalités, que leur relation est basée sur sa seule envie de se lier au Ménestrel. Il a été idiot.

Ghost a besoin de reprendre le contrôle. Sur lui-même. Sur ce qu'il pense, ce qu'il croit, ce qu'il ressent.
Est-ce que maintenant qu'il n'a plus besoin de ses services, le Ménestrel va demeurer près de lui? Va-t-il se contenter de prendre ce qu'il désire sans rien offrir, comme le fait Merv? Va-t-il rester même si Ghost ne lui offre rien d'autre qu'une amitié?
Il ne veut plus de ces faux semblants, de servir les désirs des uns et des autres. Si Night veut de lui, alors cela doit être indépendant de la Révolution, indépendant des jeux de pouvoirs dans lesquels ils se retrouvent bringuebalés en aveugles.
Et puis... Il ne veut plus se sentir comme l'enfant face au sauveur de ses souvenirs. Il veut rencontrer l'homme qui se trouve derrière ce Manteau Bleu trop lourd de mythes. La chair cachée derrière le nom, l'être derrière l'illusion. Illusion que Ghost a lui-même entretenue.
Un enfant perdu, et un Ménestrel acclamé, la belle affaire. Cela ne fonctionne pas. Mais deux âmes qui se trouvent, sans le fardeau de leurs légendes et de leurs misères? Peut-être... L'idée fait douloureusement palpiter un espoir, ailes d'oiseau déboussolé derrière la cage de ses côtes.

Alors... Peut-être qu'il a été méchant, oui, plus tôt dans la journée. Il se déteste de s'être comporté d'une telle manière avec cet homme, qui ne lui a jamais témoigné que de la bonté malgré ses manigances. Mais Ghost doit savoir. Si il peut grandir. Si il peut s'éloigner de son passé. Si il peut vivre. Loin du Matin Pourpre. Avec Night.
Si Night peut aimer, ou s'il demeure, à tout jamais, rien qu'une chanson sous une peau de lumière.

"Les affiches se multiplient," remarque Copper, qui a passé un capuchon sur sa tête par précaution. "C'est inquiétant... Pas étonnant, mais inquiétant."
Ils sont en train de traverser des petites allées étroites de Hope City. La pierre effritée des murs fait pencher dangereusement certaines vieilles constructions. Sans le travail de restauration des Oubliés, cette partie de la ville serait perdue depuis longtemps.
Copper a raison, cela dit. Partout sur les panneaux de bois des palissades et le calcaire des habitations, on voit des affiches à l'effigie des voleurs. Merv, présenté comme un individu cagoulé dont on ne voit que les yeux brillants, prend une bonne part des affiches. Tristel, sous son chapeau à large bords. Deniels, et le col remonté qui cache ses traits, Pixie et sa capuche... On ne voit aucun de leurs traits, fort heureusement, ils sont trop prudents pour se faire prendre à visage découvert. l'Assemblée s'entête néanmoins à publier ces portraits.

"Impressionnant palmarès," ricane presque Copper, la seule à ne jamais se mouiller de trop près, tenant trop à sa réputation. Son visage est totalement absent des affiches. Tandis que celui de Ghost...
Son écharpe rouge s'étale partout avec insistance.
Le montant de sa capture s'élève à des niveaux relativement indécents. Même si elle n'arrive pas à la hauteur de gens comme la Chef des Crimsons, ou son concurrent direct sur l'étalage des palissades, tatouage au front et sourire menaçant, Finnegan ThreeSix.
Une belle brochette de criminels aux yeux de l'État. Rien que des amis de Nightingale...

"Où est-ce qu'il nous entraîne, cet emplumé de carnaval," grommelle la chef de Guilde entre ses dents tandis qu'ils s'enfoncent encore un peu plus dans Hope City. Laissant derrière eux les derniers restants des dégâts des affrontements du matin.
"Dans l'endroit le plus sûr à ma connaissance," répond le Ménestrel d'une voix tendue, tournant dans ce qui semble être une impasse extrêmement étroite.
Un des murs de l'impasse, dans laquelle les épaules du ménestrel et de Ghost ne rentrent qu'en raclant les bords, est recouvert d'un revêtement blanc craquelé. Une sorte d'enduit, semble-t-il, placé là pour rénover...
Copper a sorti son couteau, prudemment. La retraite leur est coupée dans un lieu si étroit. Le voleur ne se sent pas rassuré. Il a confiance dans le fait que Night ne les mènerait pas droit dans un piège, mais ses instincts protestent farouchement de se retrouver dans une situation si vulnérable.

"Qu'est-ce qu'on fait là..." grince Copper, la main serrée sur son arme.
Nightingale ne répond pas. Il se contente de glisser ses doigts dans une des anfractuosités de la plaque d'enduit, de manipuler quelque mécanisme, et de tirer. Le faux pan de mur s'écarte, pour laisser la place à une entrée de la taille d'un homme, plongeant dans le noir. Le Ménestrel leur fait signe de s'y engouffrer.
"Tu veux qu'on rentre là dedans?" La chef de Guilde ricane. "Tu es fou? Tu crois qu'on va se foutre en danger comme ça? Quoi? Vous avez enterré les gosses? Les avez planqués dans une cave?"

Nightingale ne daigne pas répondre à cette pique inutile.
Haussant les épaules, il pénètre en premier à travers le passage. Les deux voleurs, le voyant disparaître, attendent quelques secondes, confus.
"Allez viens," se décide finalement Ghost, donnant une poussée encourageante dans le dos de sa chef de Guilde. "Tu veux des réponses ou pas?"

La paroie factice se referme derrière eux en un chuintement désagréable. Les plongeant dans une semi obscurité à qu'éclaire à peine une vague ouverture sur le dehors placée en haut de la petite pièce poisseuse et vétuste, toute de pierre moisie et de terre battue, à peine un placard, dans laquelle ils se trouvent.
À leurs pieds, une ouverture dans le sol. Un escalier. Un passage? Pour aller où?
Ghost sait que les Oubliés vivent sous terre dans des sortes de cavernes, ce ne serait pas là que... si?

Nightingale n'attend pas pour descendre les marches vers une obscurité de plus en plus importante. Les deux voleurs, de plus en plus méfiants, accourent à sa suite, ne souhaitant pas se retrouver seuls dans ce lieu inconnu. Gardant leurs mains sur la paroie humide pour ne pas perdre l'équilibre. Copper, grommelant entre ses dents comme une vieille chèvre arthritique.
En bas des escaliers, après une longue descente dans un noir quasi total, le Ménestrel semble presser quelque chose contre le mur.
C'est alors que des cliquetis de gaz retentissent, et qu'ils voient distinctement apparaître devant eux un large tunnel carré, aux murs bien lisses, bordés de pierres de taille claire et soigneusement agencées, s'enfonçant loin devant eux en pente douce.
"Par les glaviots puants de la Miséricordieuse," siffle la chef de Guilde devant ce spectacle. "Ne me dis pas qu'on va où je crois qu'on va..."

Sans répondre, le Ménestrel reprend son pas rapide.
Copper étouffe un juron. Son désamour non dissimulé pour les Oubliés lui hérisse le poil. Elle n'a jamais pu tolérer l'existence de ce peuple symbiotique des Citadins, qu'elle considère comme des parasites. Rien que l'idée de traverser les quelques grottes qui doivent constituer leurs soi-disant royaume ne doit pas lui plaire.
"L'entrée par laquelle je vous ai fait passer requiert une manipulation particulière," annonce tout de même Nightingale, d'un ton presque sec, si inhabituel chez lui, "vous ne pourrez pas l'ouvrir seuls si vous essayez. Et je vous déconseille d'essayer."
"Des menaces?" Copper plisse les yeux vers lui, son couteau tenu devant elle. Ghost tapote son épaule d'une manière qu'il espère apaisante. Ils ne sont pas là pour un bain de sang.
"Un conseil."

Le Ménestrel ne les regarde même pas. Se contentant de filer droit devant lui.
Ghost ne sait pas quoi penser de cette attitude. Est-ce que c'est de sa faute? Est-ce que le barde risque tant à les amener ici? Il a l'air de le croire. Cette nervosité gagne le voleur à mesure que les minutes de silence passent, seulement rythmées par leurs pas rapides étouffés par la pierre.
Le couloir continue sur quelques mètres, s'élargissant à mesure que sa structure se complexifie, et que d'un simple boyau à angles droits, on voit maintenant sur son pourtour apparaître volutes, contreforts ciselés et autres arcadures ajourées venant orner sa structure. Ils sont surpris de trouver là de telles constructions, un tel savoir-faire... Jusqu'à ce qu'ils arrivent à une sortie en arche, des statues d'animaux d'un stupéfiant réalisme malgré leur érosion venant orner un haut linteau à la géométrie remarquable.
En le passant, ils ne peuvent retenir une exclamation de surprise.

Ils débarquent dans une pièce, un salon, un hall, d'une hauteur stupéfiante. Le plafond est fait d'arches et de voûtes entrecroisées en un arachnéen dessin d'architecte, défiant la gravité. Les fissures et les tâches que le temps a déposé sur cette toiture de calcaire et sur les murs à haute colonnades chargées de détails ciselés n'atténuent en rien l'impression de puissance, de splendeur, qui les prend à la gorge.
Un rai de lumière, capté par quelques miroirs, est répercuté en bandes lumineuses donnant à ce vestige fantomatique des aspects de manoir enfoui, jusqu'à aller s'écraser sur un dallage de marbre constellé de flétrissures. Cicatrices que des années d'abandon, sans doute, ont fait pousser sur cette merveille enfouie.
"Oh merde..." Entend-t-il souffler Copper. Son couteau dans la main, la tête vers le plafond, tout comme lui. Happés par cet endroit irréel.
Ils ont un instant oublié pourquoi ils étaient venus, leurs souffles suspendus dans cette espèce de sanctuaire qui ressemble tellement à l'intérieur de la cathédrale des Vieux Faubourgs.

Un raclement de gorge les rappelle à la réalité. Nightingale les attend dans l'embrasure d'une autre ouverture de la pièce, leur faisant signe de ne pas s'attarder.
Ils se précipitent à sa suite, non sans un dernier regard vers ce hall inattendu.
Ce n'est pas ce à quoi Ghost s'attendait, en descendant chez les Oubliés. Et à en juger par sa mine perplexe, Copper non plus. Les Oubliés vivent sous terre. Dans des grottes, quelques tunnels miteux, c'est ce qui se dit à Hillmore. Ce sont des grattes-poussière. Des...
Comment les voleurs auraient-ils pu imaginer ces couloirs somptueux, ces assemblages d'architecture de différentes époques, rivalisant d'inventivité, de subtilité, de complexité dans les courbes de leurs couloirs, dans les ornements de leurs colonnes...
Bien loin de trous lugubres creusés dans la glaise. C'est donc ça, l'héritage de l'Ancien Royaume? Leur peuple a construit ça? mais c'est du passé, n'est-ce pas? Les Oubliés sont-ils encore capables de... bâtir ces merveilles?

Ghost réalise rapidement que ce que Nightingale a déjà devant lui nommé Haetharei est probablement beaucoup plus étendue qu'ils n'auraient pu le penser, que ne le pense aucun Citadin.
Cela fait plusieurs minutes qu'ils sont sous terre, combien, difficile à dire, leurs repères étant complètement faussés sans le ciel au-dessus de leur tête, mais ils n'ont toujours pas croisé âme qui vive dans ces tunnels.
"Où est-ce qu'on va, merde..." lance Copper dans le vide. "Où est-ce que tu nous entraînes? Vous les avez cachés au centre de la terre, c'est ça?" Pas de réponse, ni de paroles inutiles. Le Ménestrel presse à nouveau le pas.

Il leur faut encore traverser un ou deux corridors de pierre, de plus en plus fastueux, pour entendre du bruit, et rencontrer les prémices d'habitations humaines.
Ils croisent, dans salles attenantes à leur chemin, des installations récentes. Faites de complexes charpentes de bois et de panneaux coulissants, de pans de tissus assemblés en patchworks, et d'un certain talent pour le bricolage. Des caches au dessin compliqué, à la construction difficile en ces lieux. Des maisons? C'est ainsi qu'ils vivent?
Dans ces salles somptueuses, qu'ils aménagent en appartements?
Comment ont-ils fait descendre le bois pour leurs charpentes? Les poutres, les... Comment est-ce que tout cela s'organise?

Ils ne s'attardent pas pour répondre à cette question, et les quelques personnes qu'ils croisent saluent d'abord Nightingale, puis, remarquant les voleurs, leur jettent des regards d'abord surpris, puis vaguement hostiles. Inquiets. Terrifiés.
Certains s'enfuyant sans demander leur reste suite à leur passage.
Copper et Ghost se regardent. Soudain mal à l'aise. C'est une chose de voir les Oubliés s'écarter du chemin des Citadins à la surface. Mais ici...

Les couloirs se font de plus en plus peuplés à mesure qu'ils avancent. Tout au long de ces boyaux ouvragés ont été installés ce qui ressemble à des ateliers, dans lesquels travaillent de nombreux Dellmers.
Atelier de charpente, et son tapage sans fin de coups de marteaux et de poutres patiemment taillées à la hache. Couturiers, assemblant des monceaux de tissus dépareillés sur des machines plus massives et puissantes que Ghost a déjà vu être utilisées à la surface. Menuiserie, où des meubles sont confectionnés depuis des rebus du dehors. Mais aussi tatoueurs, bijoutiers, et même forgerons, sous un grand tuyau aspirant toute la fumée de la forge grâce à une soufflerie au mécanisme inconnu.
Toute une cité, une société... Une ville, une vraie ville, réalisent les voleurs. Une ville sous la ville. Ignorée des Citadins.

Les Oubliés, plus nombreux à mesure qu'ils avancent, se font également plus hostiles. Les femmes et hommes, les enfants affairés dans ces tunnels, portant des paniers, des livres, vaquant à leurs occupations, s'écartent avec respect sur le passage de Nightingale, avant de jeter sur eux des regards courroucés. Murmurant sur leur passage dans une langue qu'ils ne comprennent pas.
Le Ménestrel rend les saluts d'un signe de tête, et fait régulièrement signe aux voleurs de ne pas traîner, de ne pas s'attarder. Ils obéissent, sous cette marée de chuchotements méfiants qui les accompagne.

Finalement, alors que les couloirs semblent à présent bondés de Dellmers, que les conversations s'éteignent petit à petit sur leur passage, et que l'impression d'être des intrus dans un sanctuaire interdit les pénètre jusqu'aux os, Nightingale les Guide jusqu'à une haute entrée, qui lorsqu'ils la passent, les font déboucher sur la plus incroyable des visions.
"Haetharei," annonce Night, s'écartant pour les laisser observer, bouches bées. "Le coeur de la Cour Enfouie, capitale du royaume Dellmer."

Ils se tiennent au sommet d'un petit escalier surplombant une large salle. Salle n'est même pas le mot. Une caverne, peut-être. De la taille d'un palais entier. Plus grand que le colisée de la Grand'Place d'Estel. Bien plus grand.
Le plafond, fait d'arches colossales maintenues par de gargantuesques piliers plus épais que le plus épais des tronc d'arbres, diffuse à l'aide d'un mécanisme inconnu une vive lumière venant de l'extérieur sur le spectacle d'un village d'élégantes maisons de pierre. Un village presque, entourant une large place sur laquelle se tiennent des étals de bois, comme au marché. Sur un des côtés de cette pièce aux dimensions ridicules de gigantisme, devant un parvis gardé scrupuleusement vide, a été dressé un trône de pierre. Tout en haut d'une volée de marches permettant sans doute à celui qui se tient là haut de poser son regard sur chaque membre de l'assistance, fussent-t-ils bien éloignés.
Le lieu est habité. Bruissant de vie. Des centaines et des centaines d'Oubliés, pris dans leur activité. Et dont les têtes se tournent, petit à petit, en les voyant débarquer là.
Deux paires d'yeux. Trois. Quatre. Dix. Trente. Cent. Deux cent. Deux mille.
Braqués sur eux.
Ghost sent une profonde panique ramper dans son esprit.

La Ballade du Pont des Anges - Tome 2 : GhostOù les histoires vivent. Découvrez maintenant