La Ballade du Pont des Anges - Tome 2 : Ghost

Chapitre 5 : Mémoires de soldats.

 Nightingale n'est pas assez idiot pour sortir avec son manteau bien trop reconnaissable quelques heures à peine après avoir été déclaré ennemi de l'Assemblée. Il a donc laissé son précieux vêtement sur sa patère, dans la maison de son père. Et a échangé ses fripes Dellmers contre quelques oripeaux typiquement citadins, a tissé ses longs cheveux bouclés en une tresse bien serrée qu'il a rangée dans une capuche sombre, avant de s'en aller pour la sortie des tunnels menant à Hope City.
Lui qui avait pourtant tellement bataillé pour mériter sa vie au grand jour, le voilà maintenant à devoir se camoufler comme le dernier des malfrats...
Cela ne lui plaît guère, mais il était trop au courant des sacrifices qu'il aurait à faire après avoir participé à un tel spectacle, un brûlot écrit de ses propres mains, pour avoir le cœur à s'en plaindre.

 Il a refusé que Muse l'accompagne. Pour une fois, les grands yeux pleins d'inquiétude de son amie ne sont pas un réconfort pour son âme mais un poids qu'il ne peut porter.
Pas après ce soir. Pas après Trisha.
Encore une tragédie, évitée de peu. Grâce au concours inattendu des voleurs... Il ne saurait exprimer sa reconnaissance avec des mots assez forts. Pas plus qu'il ne pourrait exprimer la panique froide qui l'a pris en voyant Trisha souffrir, manquer de perdre son enfant...

Norse. Jamais il ne pense à sa mère. Il ne l'a pas connue. Son père ne parlait jamais d'elle. Ne l'évoquait pas tant qu'il le pouvait. Il n'y a qu'après la mort de Grey que Wander a commencé à parler de cette femme courageuse venue de Palais Brumeux pour le bien de la couronne, pensant sans doute que Nightingale, adolescent, voudrait en connaître davantage sur ses origines et cette branche éloignée de sa famille.
Mais... Comment se sentir connecté à cette inconnue morte en lui donnant la vie? Il a préféré ne pas savoir. Ignorant le vide dans sa poitrine qui se faisait plus présent à chaque fois que quelqu'un prononçait le nom de Norse. Il n'a pas de mère. Ne désire pas en avoir.
S'est contenté de dissimuler au plus profond de son âme cette plaie béante sur un abîme d'oubli. Plaie qui s'est rouverte ce soir. Trisha n'aurait pas été la première à perdre la vie ainsi... Mais elle fait partie de sa famille, et cet accident injuste est allé fouiller au plus profond de ce qu'il aurait voulu à jamais garder enfoui.
Le laissant pantelant et tremblant à l'idée de voir cette malédiction frapper encore et toujours les siens.

 Norse... Peut-être, oui, qu'il aurait aimé la connaître. Bien sûr qu'il aurait aimé pouvoir chercher son soutien, ses paroles réconfortantes. Comment une mère veille-t-elle sur ses enfants? Comment les rassure-t-elle au creux des nuits sans lune de la Cour, quels mots dit-elle pour insuffler sagesse et courage dans le cœur de sa tribu?
Celle qui lui a donné la vie s'en est allée sans rien lui laisser... L'abandonnant, seul avec son avenir de Roi. Aurait-elle aimé, elle aussi, connaître son fils?

Il s'interdit d'y penser. Norse est partie, Arfan lui a succédé comme consort à la Cour, donnant naissance à Comet, et c'est tout ce qui compte... Il n'a pas de mère, mais une petite sœur. Ne demande rien d'autre. Pour elle, pour Comet, sa si précieuse, si brillante et parfaite cadette, il a essayé d'être un parent exemplaire... Ne sait pas s'il a réussi, ne peut que l'espérer.
Le Ménestrel refoule les premiers signes d'une profonde crise de panique qui menace de le dévorer tout entier.... Trisha s'en est sortie. Trisha est en vie. Sa fille est en bonne santé. Le pire a été évité. S'il n'y avait pas eu les voleurs... Il tente d'inspirer profondément mais ses poumons sont contractés par les soubresauts froids d'une profonde terreur. Ce n'est pas le moment, il est arrivé à destination.

La seule sortie vers Hope City est gardée par une Dellmer et un Crimsons, accompagnés d'Helen, qui hoche la tête en le voyant arriver. Avant de lui accorder un regard inquiet.
Elle sait trop bien lire sur ses traits pour qu'il ait l'espoir de lui camoufler longtemps son état, mais il lui fait signe de ne pas poser de questions pour le moment.
Elle lève un sourcil, mais n'est pas longue à se reprendre.
"J'ai réussi à contacter Lou cet après-midi," explique-t-elle, toujours directe. "Williams cherchait à nous joindre avant même que je lui envoie notre requête. Il dit que ça ne peut pas attendre, que nous devons nous rencontrer tout de suite. Navrée pour ton sommeil, mais une nouvelle nuit blanche nous attend."
"Si on ne meurt pas sur le gibet, cela sera d'épuisement. Il faut bien partir un jour..." répond-t-il d'un ton plat qui ne semble pas trop plaire à son amie.
Mais elle lui indique quand même de le suivre sans rien ajouter. La contrebandière elle aussi s'est faite la plus discrète possible. Dissimulant ses cheveux d'opaline sous une capuche, délaissant ses vêtements blancs pour une blouse de Basse-Terre fort commune. Personne ne les reconnaîtra.