Chapitre 6 : Mères de la Cité.

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 Les Jardins de la Haute sont un des derniers délices qu'Enora peut s'accorder. Malgré l'insistance de Winifred à se faire plus proche d'elle encore que son ombre, la PrésiDuchesse peut trouver dans le refuge des allées de verdure du Parc de l'Indulgence, proche de l'Iris, un peu du répit qu'elle n'a pas dans les couloirs glacés de sa triste demeure.
Les deux derniers jours, elle les a passés enfermée dans son manoir, à attendre que les voleurs dissimulés parmi ses domestiques ne lui apportent des nouvelles de ce qui se trame dans la Haute, et des décisions prises suite à la débâcle de l'Indépendance.
Les Gardes ont été sur-armés, et ont, semble-t-il, reçus des ordres pour décimer tout ce qui a trait à la Révolution. La moindre branche de gui, le moindre signe d'appartenance à ce mouvement, est à présent une condamnation directe pour les geôles situées sous High City. Mais la traque des ThreeSix, des Crimsons et des prisonniers évadés, sans compter la recherche des entrées de la Cour Enfouie, occupe assez les soldats pour que la population ne soit pour l'instant pas trop en danger. Du moins, pour ceux qui savent rester prudents...

La PrésiDuchesse erre à travers les allées bordées d'arbres perdant leurs parures, le sol tapissé de feuilles rouges, dorées, presque moirées dans leurs éclats automnaux. L'hiver arrive, et le parc lui déroule son tapis d'apparat avec ces trophées du printemps déchus étouffant les pas des promeneurs dans leur splendeur de velours aux couleurs des flammes. Flammes qui s'étalent sous les pieds d'Enora, flammes qui agitent la révolte dans les murs de la ville.
Un incendie qui se répand, qui ronfle, qui mugit. Torrent de braise s'infiltrant dans les veines du pays, à travers les rues, les routes, les rivières et les fleuves. Étincelles portées par les vents, par les voix du peuple, par les murmures d'un changement plus profond que les mouvements indicibles de la terre.
Le monde bouge, le monde tourne. Inarrêtable.
Atelagne est furieux. La PrésiDuchesse ne sait pas comment l'Assemblée peut bien les contenir, ni par quels moyens... Ermir ne semble pas bien plus heureux de la tournure des évènements. Enora a le vague espoir que cela la débarrasse de son futur époux. Sans trop y croire...

Les inquiétudes qu'elle nourrit pour ses amis tournent dans sa tête, l'empêchant de trouver le sommeil. Quelle chance elle a eu de pouvoir les apercevoir, du haut de sa tribune, durant le spectacle.
Elle espére que ce n'était pas la dernière fois...
Night. Helen. Deux de ses âmes sœurs. Ils sont quatre faces de la même entité, quatre pièces de la même machine, quatre pulsations du même cœur.
La présence fantomatique d'Emyl, qui garde ses distances pour sa petite promenade, n'osant se rapprocher trop près de peur que Winifred n'aille en référer directement à Tally, la rassure tout de même. Lui, au moins, elle sait qu'il est en vie.
Quand aux autres... Elle ne peut s'empêcher de penser à eux. Autant qu'elle pense à Finn.
Son étrange amant, son secret, son interdit, et celui dont le souvenir l'empêche de sombrer dans la plus profonde folie, au creux de ses nuits froides, quand elle ne peut que serrer contre elle ce couteau qu'elle garde en guise de promesse.
Finn...

 Fatiguée, elle s'approche d'un banc de pierre disposé sous une allée de marronniers vénérables, afin de lire un peu. Elle n'a pas grand chose d'autre à faire afin de tromper sa solitude.
Quand Winifred veut s'installer près d'elle, la PrésiDuchesse, que la présence de cette "dame de compagnie" commence à rendre plus que paranoïaque, lui signifie d'aller se faire pendre ailleurs.
"Faites donc un tour du jardin, Wini," lâche-t-elle d'un ton moins qu'aimable, "cela ne peut qu'être bon pour ce que vous avez. Je suis là, je lis, que peut-il bien m'arriver?"
"Winifred!" s'insurge encore et toujours l'odieuse femme. "Et je suis là pour veiller à ce que..."
"Et bien veillez d'un peu plus loin," la coupe Enora, d'une voix sifflante. "Je n'ai guère plus envie de souffrir vos reniflements de mauvaise humeur durant ma lecture que vous ne voulez de ma compagnie. Rendez-nous service, et allez admirer les tilleuls, voulez-vous?"
"Vous êtes vraiment...." Tempête la jeune femme, en se levant. Mais elle tient sa langue, peut-être par un fond d'égard pour le rang d'Enora, et part à grandes enjambées, probablement soulagée d'être relevée quelque temps du service de son encombrante protégée.

Winifred ne fait cependant pas un long voyage, se contentant d'aller se poster sur un autre banc non loin, et d'ouvrir elle aussi un ouvrage qu'elle devait garder dans un des petits sacs de toile richement brodées que les femmes de la Haute emmènent partout avec elle.
La PrésiDuchesse s'installer confortablement, son dos bien calé sur le dossier de pierre, et tout en vérifiant qu'Emyl, en bon garde du corps, est toujours en vue, elle tente de se laisser absorber par sa lecture.
Sa solitude est à présent si intense que si Winifred ne la surveillait pas constamment, elle aurait recommencé à parler aux tableaux accrochés au mur, comme elle le faisait parfois, étant plus jeune, à la mort de son père, quand elle s'était enfermée dans le manoir de son Oncle. Dans le but futile d'oublier que le monde extérieur existait. Comme si son insolation forcenée pouvait nier la triste réalité de la mort du seul être qui, à l'époque, lui ait été cher.

Les mots dans les pages de son livre résonnent dans son esprit en une mélodie creuse sur laquelle elle ne peut se concentrer réellement, parcourant les pages sans les voir.
Elle pense au futur époux que Tally lui a choisi. Ce satyre de Lord Hexel, cet homme répugnant qu'elle a eu le déplaisir de croiser en allant vers le parc, alors qu'il se rendait à une réunion exceptionnelle de l'Assemblée dans l'Iris.
Jamais individu ne l'a autant révulsé. Si ce qu'elle savait sur son affreux commerce avec les enfants du Matin Pourpre n'était pas assez pour la convaincre à quel genre d'individu elle a affaire, son attitude envers tout ce qu'il croise, et considère en dessous de sa propre condition (c'est à dire tout le monde), aurait achevé de dégoûter Enora.

Sa manière de parler, son ton suffisant, sa façon de prendre ce qu'il désire, qui il désire, de glisser dans sa couche serviteurs et aides de cuisine, de tous âges, et si possible assez jeunes pour ne pas savoir se défendre... Cela la répugne.
Plus encore que les soirées où il flirte avec tous les courtisans qui passent, quitte à en payer directement pour qu'ils le rejoignent dans certains... Salons à l'écart.
La jeune PrésiDuchesse a réussi à reconnaître certains de ces courtisans, dont Comet. Mais heureusement pour la Princesse Dellmer, les quelques ecchymoses qui marquent encore son visage ont dissuadé le Seigneur Général de s'en prendre à elle.
Mais... pire que tout. Ces courtisans, bien que livrés aux mains avides et sales d'Hexel, ne peuvent s'empêcher de la regarder avec pitié, lui faisant parfois passer leurs encouragements.
Qu'est-ce qui peut bien se passer de si terrible derrière les portes closes de la chambre du Seigneur Général pour que ces gens dont le plaisir est le métier ne puissent s'empêcher de lui signifier leur chagrin de la voir bientôt unie à un tel monstre...?

Elle referme son livre. Incapable de se concentrer. Et observe les arbres aux branches noires bruissant doucement dans le vent froid de Givris.
Heureusement pour elle, il n'est pas coutume que deux promis consomment leur union avant la cérémonie. D'ici là, il est même d'usage en Sulver que les futurs époux profitent autant que possible d'aller visiter d'autres chambres et d'autres intimités.
Si la Toute-Mère peut la préserver de jamais avoir à s'approcher du Lord dans une pièce contenant un lit, elle s'estimera profondément privilégiée...

La Ballade du Pont des Anges - Tome 2 : GhostDonde viven las historias. Descúbrelo ahora