Chapitre 3 : Les Démarqueurs (2/2)

10 3 0
                                    

Essoufflée, Rozenn franchit la grande porte de l'église et balaya des yeux la pièce en quête d'un visage familier. Les villageois étaient nombreux à être venus ce dimanche. Il y avait les habitués bien sûr, mais pas seulement, comme si le sermon du Père Philippe allait être l'événement de l'année.

Pierre avait beau adorer venir aux messes, ce n'était pas le cas de Rozenn qui trouvait les discours du Père Philippe légèrement répétitifs et pour le moins... redondants. Alors, lorsqu'elle s'aperçut qu'elle allait être obligée de s'asseoir à côté d'inconnus pendant plus d'une heure, sa mauvaise humeur redoubla. Sa famille, assise sur la première rangée, n'avait pas trouvé bon de lui garder une place…

Elle s’assit donc sur l'un des bancs à côté d'une vieille dame qui empestait le parfum de rose. L'odeur était d'ailleurs tellement forte que ses yeux s’embuèrent et que son nez la chatouilla, l’obligeant à se détourner d’elle : il fallait bien qu’elle puisse respirer ! 

Mais le moment fut mal choisi car Évangéline pénétrait dans l'église avec son père. Alors aussitôt, Rozenn se retourna sur elle-même. Elle aussi était venue ! Étrange... À l’instar de son père, elle n'était pas particulièrement une fervente croyante… 

Enfin, en même temps, elle ne devait pas vraiment avoir le temps de se livrer corps et âme à ces choses-là étant donné qu'elle donnait tout son temps et toute sa dévotion à Corentin…

Comme si elle avait senti sa présence, sa mère se tourna vers elle pour croiser son regard. Elle forma le mot désolée de ses lèvres et, en guise d'excuse, lui désigna tout le monde qu'il y avait dans l'église avant de mettre fin à leur échange silencieux. 

Rozenn se disait que ça aurait pu être pire, jusqu'au moment où un vieux monsieur se présenta et lui demanda s'il pouvait s'asseoir à côté d'elle.

— Oui, bien sûr, répondit-elle poliment.

À première vue, rien de bien méchant. Mais à peine était-il assis qu'il se racla la gorge et éternua dans l'air avant de sortir une pièce de tissu trouée déjà bien utilisée.

Ainsi, elle se retrouvait coincée entre une vieille femme qui sentait la rose au point de l'étouffer et un vieux monsieur qui ne manquerait assurément pas de lui transmettre sa maladie. Sans compter qu'il allait se racler la gorge et renifler plusieurs fois dans l’heure… 

Mal à l'aise, elle parcourut la salle des yeux. Tout comme les statuettes posées sur les petites étagères ou encore les peintures suspendues aux murs, les vitraux attiraient son attention. À l'image des saints de Bretagne, elle pouvait passer des heures à les contempler afin d'essayer de comprendre ce qui se cachait derrière leurs expressions figée. 

Soudain, le Père Philippe se dirigea vers l'autel. C'était un homme d'un certain âge, de taille moyenne, qui n'avait plus qu'un duvet de cheveux gris sur la tête. Avec ses yeux d'un noir profond et son visage allongé, Rozenn lui trouvait un air de rat. 

Lorsqu'il fut en face de toute l'assemblée, son buste était dressé et il arborait une mine grave. Peut-être que son serment serait l'événement de l'année finalement…

Il se racla la gorge, et le vieux monsieur assis à côté d'elle éternua au même moment, interrompant les premiers mots du prêtre. En retour, il reçut de plein fouet le regard noirs des fidèles de l’église. Tout confus, il déplia son mouchoir mais celui-ci était dans un état si déplorable qu'il n'allait plus absorber grand chose…

Alors, prise de pitié, Rozenn sortit de sa poche de manteau son propre mouchoir qu’elle n’avait pas utilisé et le lui donna. Sa mère ne serait sûrement pas contente mais il s'agissait là d'un cas d'extrême urgence. Le vieil homme la remercia avec chaleur. Le pauvre avait même les yeux tellement humides qu’elle ne parvenait pas à savoir si c'était à cause de sa maladie ou bien parce qu'il était ému de son geste. 

Mais elle n'eut pas trop le temps de s'y attarder car le Père Philippe prennait la parole :

— Avant de débuter la messe, j'aurais quelque chose de très important à vous dire. En effet, vous n'êtes pas sans savoir que les Démarqueurs vont bientôt venir dans notre village.

Il ponctua son annonce d'un long silence comme pour marquer les esprits. Le prêtre parvint même à capter l'attention de Rozenn, c'était dire !

— En effet, ils arrivent. Et j'ai aussi pu entendre certaines de vos craintes par rapport à eux. Mais vous n'avez pas à avoir peur. Si vous les connaissez, vous n'êtes pas sans savoir quelle est leur mission dans tout ça : trouver les hérétiques et les serviteurs du Diable. Ainsi, ils ne sont pas là pour vous faire du mal, ils sont seulement là pour débusquer ceux qui sont déjà le mal incarné.

— Mais comment on les reconnaît ? s'enquit un père de famille.

— Vous voulez parler des serviteurs du Diable ? Des sorciers et des sorcières ?

L'homme hocha la tête, en signe d'acquiescement.

— Eh bien, rien de plus facile. Le plus souvent, ils possèdent une marque qui montre qu'ils ont passé un pacte avec Satan. Mais aussi, chez eux, on peut retrouver des pattes de poulet ainsi que des cornes de bouc. Ils possèdent aussi des grimoires avec des symboles étranges qui leur permettent de lancer des sorts et puis, on peut les voir danser, la nuit, dans la forêt, auprès du feu. Ces sorciers et ces sorcières sont de vraies abominations, tellement que parfois, leur physique les trahit tout seul.

Toute l'assemblée frissonna et certains ne purent s'empêcher de lâcher des cris d'effroi.

— Que voulez-vous dire, mon père ?

— Ce que je veux dire, c'est que Dieu est le père de tous les Hommes. Or, si un être a été malformé dès la naissance, cela ne peut être que l’œuvre du Diable. Eh oui, Dieu ne crée que beauté et non laideur, mes enfants.

Rozenn fronça les sourcils et tiqua. Père Philippe, quant à lui, accorda un sourire à son assistance et reprit :

— Ainsi, pour aider ces hommes à bien faire leur travail, je vous demanderai d'être conciliant. Voire même, de les aider dans leur tâche. Traquer les créatures du Diable n'est pas chose aisée, ils auront donc besoin de l'aide de tous. Je compte sur vous.

Rozenn n'en croyait pas ses yeux. Le prêtre, celui qui était censé unifier sa communauté était en train de les diviser en les encourageant à trahir les leurs ! Et tout ça pour quoi ? Pour aider ces Démarqueurs qu'ils ne connaissaient pas à trouver des prétendus sorciers... Le pire dans cette histoire, c'était que les personnes y croyaient ! Ils commençaient déjà à scruter leurs voisins, comme pour trouver un signe leur indiquant que ceux-ci étaient des serviteurs du Diable.

Mais c'était ridicule ! Père Philippe disait que Dieu créait beauté et non laideur, mais c'était faux ! Ses parents n'avaient cessé de lui répéter que celui-ci créait la vie et qu'il en avait cure si ses enfants étaient grands, petits, gros, difformes… Tant que ceux-ci étaient en bonne santé. Même le peu de la Bible qu'elle avait lu n'incitait pas à la haine, du moins n'était-ce pas ainsi qu'elle l'avait interprété. Et voilà que le prêtre remettait tout en question !

— À présent, commençons, déclara le Père Philippe d'une voix solennelle.

Curieusement, Rozenn ne parvint pas à l'écouter, et cette fois, ce n'était pas seulement parce qu'elle le trouvait ennuyant.

[T.1] Les Sentinelles de l'Ombre : L'Ascension Tahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon