Chapitre 5

12 4 2
                                    

Il ne me reste plus que deux jours. Peinée d'être plus proche de la fin que du début, je veux vivre ces derniers instants à fond. Toujours plus intensément que les précédents, pour ne rien regretter de cette coupure temporelle. Coupure où j'ai appris à communiquer différemment. Plus seulement parler avec ma voix, mais parler avec mon corps. Exprimer avec un regard, jouer avec mon attitude. Je délaisse mes traits de façades pour sortir ce que mon cœur a à dire. Ici, avec lui, tout me semble plus simple. J'ai cette impression de renouer avec moi-même. Avec la vraie moi. Et ce n'est pas le décor actuel qui me contredira.

Comme seule au monde, insignifiante dans l'immensité de la nature environnante, je progresse parmi la grandeur des volcans à perte de vue. Le spectacle qui s'offre à moi est à couper le souffle, presque irréel. Comme tout ce que j'ai vu jusqu'ici. Une terre de glace et de feu. Les couleurs variées me donnent du baume au cœur. Je respire. J'inspire la pureté et expire les mauvaises ondes de ces dernières semaines. Cet endroit me ressource totalement.

J'oublie tout, comblée par la beauté du lieu.

Le panorama de la plaine où nous stationnons est exceptionnel et doit l'être encore plus d'en haut. Le chemin qui mène au sommet m'appelle presque autant que l'homme qui gravit déjà la pente. Je m'engouffre à sa suite. Une seule fine ligne de terre serpente sur le flanc du volcan. La rocaille glisse sous mes semelles à chaque pas, dévalant délicatement sur plusieurs mètres. La montée est fastidieuse, je m'aide de mes mains, j'agrippe quelques rochers sur le passage pour prendre appui. Deux minutes de grimpe et je souffre déjà. Mes jambes me brûlent et ma respiration est saccadée. Une main tendue apparaît sous mes yeux. Et d'instinct, je la saisis pour me remettre sur pied. Allégée d'une partie de mon poids, tirée par des muscles puissants, j'évolue. Après quelques efforts, je m'arrête pour reprendre mon souffle, la poitrine douloureuse. Pourtant, quand je regarde autour de moi, toute souffrance physique s'évapore. Un baiser tendre sur le front plus tard, en guise d'encouragement, je repars sourire aux lèvres.

Si seulement, sa bouche pouvait goûter la mienne.

Au point culminant, le spectacle offert par la nature m'époustoufle. D'un côté, la plaine d'où je viens. De l'autre, des volcans aux diverses hauteurs, parsemés d'étendues de neige. Du blanc parmi les nuances de rouge, de marron et d'ocre. Puis, tout d'un coup, sur un versant différent, à à peine quelques mètres, du vert entrecoupé par une coulée de lave noire, traduction d'une éruption pas si ancienne. La variété et la beauté du paysage resteront à jamais gravées en moi.

Je m'éloigne en bout de crête, dos au sentier, face au monde. Mes bras en croix accueillent le vent qui balaie mes certitudes. Mes doutes. Mes craintes. Mes préjugés. Alors, quand une présence surgit derrière moi, je me retourne confiante. Je l'observe, je le dévore des yeux et lorsque son regard valide, j'écrase ma bouche sur la sienne. La pression qu'il exerce sur mes lèvres alimente ce besoin de sentir sa langue danser avec la mienne. Je ferme les paupières et inspire profondément. Tout autant que lui, nous privant mutuellement d'air, nos poitrines s'oppriment l'une contre l'autre. Et comme si nous étions dans un monde parallèle, où l'avenir n'a pas d'importance, nous poursuivons notre balade volcanique, des papillons dans le ventre.

Sur le trajet retour pour quitter Landmannalaugar, je reprends le volant. Noa, en bon assistant, me désigne la route à suivre.

— Mais c'est pas une route ça ! C'est encore pire qu'à l'aller.

Il se marre.

— La route principale est encore loin ? m'entends-je demander, comme un gosse après deux minutes de voiture.

L'espace minime entre son pouce et son index témoigne de sa réponse moqueuse.

— Un chouille, ouais c'est ça ! Fous-toi de moi !

Et d'une tape dans l'air, un rire scotché au visage, je chasse ses doigts.

L'ambiance est détendue. Joviale. Mais quand le chemin de terre escarpé est traversé par un cours d'eau, j'en perds mon sourire. Je coupe le contact à une dizaine de mètres de l'objet du crime.

— Et maintenant on fait comment ?

Son haussement d'épaules nonchalant ne me rassure pas vraiment, bien que ses lèvres se retroussent.

Le bruit d'un moteur attire mon attention, un véhicule ! Au moins, nous ne sommes pas les seuls ici. Mais, mon enthousiasme s'évanouit quand la voiture accélère et trace en direction de l'eau. Les pneus s'enfoncent sous la surface, tout le bas de caisse est noyé. Pourtant, elle progresse jusqu'à rejoindre l'autre extrémité du chemin avant de disparaître à l'horizon.

Je reste scotchée derrière mon volant sur lequel mes phalanges ont blanchi, bouche bée. Noa décroche mes doigts avant de chercher mon regard.

— Oh non, hors de question que je fasse ça !

Il penche la tête sur le côté, attendant sûrement une suite. Désemparée, je sors du véhicule pour faire les cent pas, le stress gagnant du terrain. Il me laisse débattre avec moi-même avant de s'approcher et saisir mes deux mains. Je résiste quelques instants à la pression qu'il exerce pour stopper mes mouvements, mais je lâche prise quand ses lèvres cueillent les miennes. Un baiser pour me faire taire, un baiser pour m'apaiser. Un baiser qui n'ouvre pas à la discussion seulement à l'acceptation.

— OK, très bien. Je te laisse l'honneur de la traverser !

Et cette fois, il me serre contre lui et c'est un échange fougueux qui s'opère.


Dernier jour, dernière nuit.

Le programme chargé d'aujourd'hui comporte de nombreuses heures de voiture pour retourner au point de départ d'ici demain matin. Plusieurs jours que nous évoluons vers l'est, il est désormais temps de faire demi-tour. Je m'autorise néanmoins une heure pour contempler la plage de sable noir aux morceaux de glace échoués. The diamond beach porte bien son nom. Les joyaux étincellent sous les reflets du soleil et luisent sous sa chaleur.

Un pincement au cœur me pique lorsque Noa m'indique que la montre tourne. Il pose son reflex sur l'un des blocs et pour la première fois nous immortalise tous les deux, pensifs, nos regards rivés vers l'horizon.

Cinq heures environ me séparent de la capitale, le temps pour moi de ruminer. Qu'est-ce qui m'attend à mon retour en France ? Un métro, boulot, dodo ennuyant ? Les souvenirs d'une relation avortée qui ne me correspondait plus ? Qu'est-ce qui me retient là-bas ? Pourquoi ne pas vivre d'aventure ? Ce voyage m'a transformée, transportée. Changée.

Si seulement le destin pouvait me faire un signe. Rien qu'un seul pour me guider. Je m'endors, éreintée d'avoir vécu pleinement ces derniers jours. D'avoir profité de chaque instant.

Le moteur s'éteint, provoquant mon réveil.

— On est arrivés ? demandé-je, interloquée d'être arrêtée en bord de chaussée.

De la tête, il m'indique que non, mais me désigne le panneau d'informations routières.

« Road closed. Strong wind. Bad weather conditions. Take shelter for the night. New point tomorrow at 8 a.m » (Route fermée. Vent violent. Mauvaises conditions météorologiques. Mettez-vous à l'abri pour la nuit. Nouveau point demain à 8 h)

Je regarde mon billet d'avion : Reykjavik International Airport — Paris Orly — 6 h 30.

Un signe, je n'avais demandé rien qu'un signe.

Et je fonds sur ses lèvres.

Iceland dreamOù les histoires vivent. Découvrez maintenant