Xavier est parti

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Xavier s'est levé un jour, de sa chaise, et il est parti.
Il était assis sur sa chaise pseudo-ergonomique, une de celles que le manager de tout l'étage de coordination et recherche des solutions innovantes de la firme d'assurance Rika –by Solero- avait acheté pour tous ceux y travaillant.
Xavier l'avait trouvée confortable, au début ; puis il lui avait vite trouvée des défauts, à cette chaise. Lorsqu'il s'asseyait trop longtemps, elle collait aux fesses. Et c'était problématique, en tant que collaborateur attaché à la coordination et la recherche de solutions innovantes de la firme d'assurance Rika –by Solero-, il passait énormément de temps assis à son bureau, devant l'écran de son ordinateur.
L'ordinateur aussi, était un investissement du manager ; des modèles flambants neufs, contenant des composants dont Xavier n'avait jamais retenu le nom, mais qui s'arrachaient entre gamers. Lui, il l'utilisait –comme tout le monde ici-, pour remplir des tableaux excel et écrire des mails de deux paragraphes, par flemme d'aller dire en face à face à la personne située à cinq mètres de lui dans l'open-space que, oui, la réunion du mardi avait bien été décalée à dix heures et non plus à neuf heures trente, et que, non, il n'avait pas terminé son powerpoint de présentation sur la prochaine étape à atteindre en coordination et recherches de solutions innovantes pour la firme d'assurance Rika –by Solero-.

Il était arrivé le matin, comme tous les matins.
Comme tous les matins, il avait pris son café à la machine.
Il avait écouté Brigitte lui parler de ses chiens, encore une fois. Ah oui, Diana est malade, encore ? Et Bridge, alors ? Ah, il est mort ? Mes condoléances.
Dégueulasse, le café, ici, non ? Hein ? Ah oui, les investissements en recherche et développement, et puis les pauses clopes qui coûtent trop cher. Hein ? Ah non, Xavier n'avait jamais fumé.
En fait, Xavier n'avait jamais vraiment rien fait qui le faisait sortir de la norme. Ni y entrer tout à fait

Xavier avait appris à exister, tout simplement
Ou alors, on l'avait forcé à exister, tout simplement.

Il s'était ensuite assis à son bureau, en continuant de se brûler les lèvres avec le café infect de la machine, mais, en même temps, ils avaient essayé de se cotiser pour acheter une vraie machine à café pour la salle de repos, n'est-ce pas, Bruno ? Sauf que la salle était déjà trop petite pour y faire tenir plus de quatre personnes à la fois, et avec le mini-frigo et le micro-onde, c'était déjà tout juste si la table mange-debout arrivait à- ah bon, un appel urgent ? Alors, à plus tard, Bruno.

Xavier avait ensuite allumé son ordinateur. Il s'était fixé dans le noir de l'écran, le temps qu'il s'allume

Il avait gardé le silence, de ses lèvres comme de son esprit.

L'ordinateur s'était allumé

Il avait cliqué sur l'icône de sa boîte mail ; il en avait une bonne demi-douzaine de non lus. Il les passa en revue ; de toute manière son manager, comme tous les jours, n'arriverait pas avant onze heures, parce que, vous comprenez, lui, il avait des responsabilités, et lui, ne comptait pas ses heures supp', alors il pouvait se le permettre
Et du coup, comme tous les jours, Xavier pouvait faire semblant de travailler et de savoir ce qu'il faisait tranquillement, jusqu'à la pause du midi, au moins.
Alors il relut attentivement chacun de ses mails, sans qu'aucun des mots qui y étaient inscrits ne vienne percuter son esprit.

Il ouvrit une autre page internet et y tapa : "f-a-c-e-b-o-o-k"

Une page blanche s'afficha à lui, avec un texte et l'image d'un petit robot mal dessiné, probablement la première image libre de droit qu'on trouve si l'on tape "petit robot mal dessiné" sur un navigateur internet. Le texte disait un truc du genre "Vous essayez d'accéder à un site qui a été bloqué par votre administrateur réseau."

Il referma toutes ses pages internet ; celle des mails, celle de l'emploi du temps partagé entre l'équipe de coordination et de recherche de solution innovantes, celle avec un tutoriel pour faire une matrice croisée sur Excel, celle avec une recherche internet d'image de plages -il la regardait après chaque case remplie de son tableau, en se demandant s'il aurait le temps, un jour, de prendre des vacances plus longues que les quinze misérables jours que lui allouait la firme d'assurance Rika -by Solero- pour ses trente-cinq heure-semaine, trois-cent soixante-cinq jours par an.

Il regarda vers la droite. Les bureaux de l'open-space s'enfonçaient à perte de vue. Christophe l'interpella d'un mouvement de la main, se croyant discret. Ah, oui, l'afterwork de ce soir ? Non, non je ne le sens pas trop. Oui, c'est vrai que sept euros la pinte c'est un peu cher. En même temps, on vit dans une grande ville... Ah oui, espérons qu'il ne pleuve pas. Non, non je ne fume toujours pas.

Il regarda vers la gauche.

Après trois bureaux identiques au sien, derrière lesquels des collègues dont il connaissait vaguement le prénom étaient courbés, les yeux à dix centimètres de leur écran, il y avait une fenêtre.

Le ciel était bleu

De grands nuages laiteux, au loin, flânaient vers l'Est

Un arbre feuillu battait ses branches dans le vent.

Xavier s'est levé de sa chaise,

Et il est parti.

Il a disparu, loin

Loin du béton, du verre

Loin des bureaux, des ordinateurs,

Loin des tableaux excel, des cafés dégueulasses et des bières trop chères

Loin des collègues sans âmes, des chaises inconfortables et des administrateurs réseau

Loin des assurances et de la coordination, du contrôle et de la subordination, loin de la hiérarchie et des ordres, loin de tout, loin de tout ça.

Xavier est parti

Et il ne revint jamais.

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⏰ Last updated: Apr 09 ⏰

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