Ressenti

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Elle regarde par la fenêtre. Dehors, il pleut. Cela peut paraître vu et revu, un moyen de vaudeville ; de dire qu'il pleut, au moment ou notre protagoniste est au plus bas ; mais dans une démarche naturaliste, je constatais que la météo a une forte ironie, et une tendance à correspondre aux ressentis que j'ai ; ou bien est-ce moi qui ressent des choses selon le temps qu'il fait.
Toujours est-il qu'elle regarde par la fenêtre, et qu'il pleut.
La ville paraît triste, ainsi, couverte du voile fin des chuintements des nuages ; les filets d'eau paraissent épais, presque tangibles ; elle aurait envie d'aller les saisir, s'en envelopper, sentir la douce fraîcheur des giboulées d'été.
Mais elle n'en fait rien.
Elle reste, la tête collée à sa fenêtre.
A quoi peut-elle bien penser ?

Son visage ne laisse transparaître aucune émotion. Dans ses yeux, si quelqu'un avait été là, à ce moment précis, il aurait sans doute pu voir une pointe de regret. De regret pour quoi ? Pour un amour d'adolescence ? Une occasion qu'elle n'a pas pu saisir, un baiser qu'elle n'osa pas prendre ? Ou bien est-ce du remord, du remord pour un amour qu'elle n'aurait pas dû avoir ? Une occasion qu'elle n'aurait pas dû saisir ? Un baiser qu'elle n'aurait pas dû donner ?

Elle bouge un peu la tête, l'apposant contre la vitre complètement. Ainsi, la fraîcheur de l'extérieur semblait atténuée, comme si cette surface en verre permettait de filtrer le froid, le froid qui mord et qui pique, et de ne laisser passer que le frais, le frais qui hérisse les poils et purifie l'âme, celle-ci serait-elle alors troublée.

Son âme n'est pas troublée, ça j'en suis sûr. Elle semble avoir déjà fait la paix avec elle-même. La paix, elle doit la faire avec ses sentiments.

Voilà, le problème. Ses sentiments. L'humain a de cette particularité qu'il est non seulement incapable de maîtriser ses sentiments, mais qu'en plus il lui arrive de les confondre. Le fait même d'arriver à mettre un concept sur les sentiments, et de les catégoriser, en leur donnant des noms, montre une capacité aberrante à rationaliser ce qui ne devrait pas l'être.
Souffrirait-elle moins, si elle ne pouvait pas mettre de mots sur sa tristesse ? Si elle pouvait en décrire les symptômes, mais que personne ne pouvait lui dire ce qu'elle ressent réellement, orienter sa réflexion selon un schéma prédéfini de ce qu'elle est sensée ressentir, dans un ordre précis ?

A quoi pense-t-elle ?

Peut-être à l'enfance. A l'époque où ses soucis étaient bien plus simple, où elle se souciait plus de son repas du soir que de sa réputation, et de l'identité de son prochain amant.

Elle n'a pas dû avoir une enfance facile. Personne n'a d'enfance facile. Tout ce qui fait la différence entre les personnes saines d'esprits et les autres, c'est que les premiers ont appris à vivre avec, et les autres non. Certains ont été forcé à suivre le système, certain le suivent de plein gré.

Je ne parle pas d'un système social, ou économique, je parle du système des sentiments. Du système qui, par la fiction, par les témoignages, nous force à mettre des mots, à ressentir des choses lorsque l'on ose prétendre aimer, lorsque l'on ose prétendre être amoureux. Et si l'on ne pense pas suivre ce schéma, on ne ressent pas vraiment. Si l'on ne brise rien, on n'est pas en colère. Si l'on ne pleure pas, on n'est pas triste. Si l'on a pas de flamme dans le cœur, de papillons dans le ventre, si l'on n'a pas l'impression de s'envoler en sentant le parfum de l'être aimé, on n'aime pas.

Elle n'est ni en colère, ni triste. J'opterais alors pour la troisième option.

L'amour, sans lequel le monde serait à la fois sans douleur, et sans saveur.

Elle se recoiffe, laissant apparaître ses yeux pendant quelques instants ; je m'attendrais à voir des larmes, mais il n'en est rien.
Est-ce qu'elle se retient ? Pourquoi se cacherait-elle ? Pourquoi ne voudrait-elle pas clamer, hurler au monde entier son amour, sa tristesse ? Car cela serait mal vu ? Car cela lui ferait du mal ?

Que lui a faite cette personne ? L'aimait-elle ? L'a-t-elle déçue, trompée ?

Comme pour répondre à mes interrogations, elle se décolle de la vitre, et s'allonge sur le sol de sa chambre, tout en murmurant :

« Pourquoi ? Pourquoi moi... »

On ne lui a rien fait. Elle est amoureuse.

Je croyais que l'amour se construisait, mais je me fourvoyais. En la regardant ainsi, incapable de penser à autre chose qu'à l'être aimé, et l'étendue de son incapacité à maîtriser ses propres sentiments, je comprends. Elle ne voulait pas tomber amoureuse, cela lui est tombé dessus. Le coup de foudre, l'amour au premier regard ; encore une fois, de nombreuses appellations futiles qui ne font que catégoriser un ressenti qui devrait être propre à chacun.

Elle a dû s'enfoncer dans son amour, incapable de faire la différence entre le bien que lui provoquait l'être aimé, et la douleur de la fréquenter alors même qu'elle lui est inatteignable ; elle a dû la voir, chaque jour, avec au fond d'elle une lueur d'espoir, même après qu'elle lui aie dit non, même après un temps, même après tout le temps du monde, elle a gardé une lueur d'espoir.
Car c'est une incorrigible optimiste. Ca, on peut le constater au reste de sa chambre. Recouverte de petits dessins, de photos et d'affiches de toutes les couleurs. Le sol est jonché de vêtements, datant d'hier et d'aujourd'hui. Elle prend soin de la décoration, mais pas de la propreté de son environnement. Elle veut aller de l'avant, et se sentir bien, sans forcément se soucier des conséquences.
C'est peut-être ça, cet état d'esprit, qui l'a poussée à tout avouer. Car elle a forcément tout avoué. Les sentiments sont comme une bouteille, mis sous pression, réprimés, embouteillés, ils finissent par rejaillir sans prévenir ; alors elle a préféré contrer au problème en maîtrisant le moment de la révélation.
Quelle a été la réaction de cette personne sur qui elle a jeté son dévolu, sans son consentement ? S'est-elle sentie flattée, heurtée, trahie, gênée ?

Comme pour répondre encore une fois, à ma question, elle posa ses mains sur ses yeux, en chuchotant :

« Désolée... »

Le pardon. Un outil puissant. Tout le monde ne pardonne pas. Généralement, ce sont les personnes auxquelles on a le plus pardonné qui sont le plus enclin à le faire ; si l'on a connu une vie d'échecs, une vie de déception, on est habitué à s'excuser, à aller jusqu'à demander pardon d'être désolé.

Cette personne lui pardonnera-t-elle ? Peut-être se fait elle des idées, peut être est-elle tellement aveuglée par le joug de ses sentiments qu'elle ne se considère plus comme elle-même, mais bien un fantôme d'elle-même, un être d'émotions incontrôlables.

Elle n'éclate pas en sanglots. Etrange. Elle semble le vouloir pourtant.

Elle se lève. Quelqu'un l'a appelée hors de sa chambre

Moi je reste. Je ne peux pas partir. Je suis trop associé à cette chambre encore, à son vécu.
Je m'estomperais avec le temps, je finirais par m'en aller.
Je muterais sans doute en quelque chose de différent. Ce ne sera sans doute plus jamais de l'amitié. Mais cela ne pourra jamais être de l'amour.

Cela ne pourra jamais être moi.

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