Chp 17 - Tamyan : le chant du geis

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On dit que le propre des femelles, c'est de se faire attendre. Alyz — pourtant de nature impatiente — a attendu qu'il apparaisse un fil blanc dans ma crinière avant de me laisser la courtiser. Le prince Lathelennil, né avec un petit triangle de peau nue en guise de panache, a vu l'arbre-lige du palais noir se couvrir de rouge six fois avant qu'une dame ne le réclame enfin dans sa couche.

Les humaines, finalement, ne sont guère différentes, même si elles nous infligent moins d'épreuves. Quoique...

Lorsque Faël paraît enfin, si timide sous l'immense arcade qui mène à ma Cour, je fais mine de l'ignorer. Qu'elle ne croit pas que je l'ai attendu tout ce temps, mes ongles tapant l'argent de mon assiette. Faël n'est pas petite : elle est même de grande taille, pour une humaine. Mais elle paraît minuscule dans cette salle de banquet. Minuscule, mais néanmoins trop lumineuse pour que mes chasseurs l'ignorent. Le premier à la remarquer est Nazhrac.

— Qui est cette aslith ? demande-t-il, une lueur d'intérêt donnant un air prédateur à ses yeux noirs.

— Mon alchimiste personnelle. Une femelle stérile, qui, en âge adannath, a dépassé celui d'enfanter. Aucun intérêt pour toi, donc.

— Elle est néanmoins très appétissante... J'ai déjà deux concubines grosses de mes œuvres. Une troisième comme celle-là, juste pour le plaisir, tomberait à point nommé.

— Personne ne la touche. C'est mon alchimiste. De toute façon, elle ne voudra pas de toi.

J'essaie de garder un ton badin et enjoué, mais c'est difficile. Nazhrac, pourtant habitué à mes sorties, me jette un regard surpris.

— Si cette humaine t'est réservée, ard-æl, je ne voulais pas...

— Elle ne m'est pas « réservée », coupé-je. Je ne veux pas qu'on la touche, c'est tout. Je désire qu'elle reste concentrée sur la tâche que je lui ai confiée. Si un mâle l'envoûte avec son luith, la marque ou la fout enceinte, elle ne pensera plus qu'à ça.

— Tu viens de dire qu'elle était stérile...

— Elle l'est, grogné-je, agacé.

Vont-ils se taire, maintenant ?

Les yeux de Nazhrac tombent sur ma main libre — celle qui ne soutient pas ma tête déjà fatiguée — , mes doigts qui ont saisi le couteau. J'ai ordonné aux eyslyns de dresser des couverts, ce soir. Il s'agit de montrer le raffinement de ma Cour.

Je suis des yeux Faël, conduite par un aslith au bout de la salle, à mon opposée, sur la table des invités. S'y trouvent déjà les deux femelles de Nazhrac, celle de Rizhen, la dénommée Nali, et Dasma, qui a fait une scène pour venir, et jette un regard peu amène à celle qui est pourtant son médecin. Il est mal vu pour un maître de s'intéresser aux querelles de pouvoir entre aslith — après tout, chez nous, l'esclavage n'est que le premier pas vers l'ascension sociale, et on a déjà vu d'anciens captifs devenirs rois, à commencer par Fornost-Aran — , mais je me note mentalement qu'il faudra surveiller Dasma. Si, bien sûr, je me souviens de cette résolution demain.

Je la regarde manger du coin de l'œil, discrètement. Le repas est plutôt luxueux — le thème de ce soir est la couleur rouge — et les aslith y sont habituées, mais pas Faël, qui passe son temps dans la serre sur ses éprouvettes poussiéreuses et ses étranges machines, comme ce « microscope » qu'elle m'a commandé. Je vois qu'elle regarde tout avec une curiosité à peine dissimulée. Les grappes de fruits dodus qui dégoulinent sur les plateaux miroitants et le nectar doré dans les carafons de cristal d'Ærung. Les panneaux immenses qui représentent les grandes batailles de mon clan, entre les colonnes serties de lierre sculpté. Les blasons anciens, les lames d et les armoiries de ma maison. L'immense crâne de wyrm fixé au plafond. Le feu bleu qui crépite dans l'immense cheminée — je l'ai fait allumer pour elle, car je sais que les humains ont la nostalgie du feu, celui qui éclairait leurs maigres campements alors que nous les observions dans le noir —, les mille lumières qui flottent au-dessus de l'immense table en carré évidé. Et les multitudes de roses pourpres, que j'ai fait mettre là, pour lui rappeler sa tâche. J'ai fait arracher les racines pleines d'épines des noires qui poussent partout, et balayer les feuilles mortes de mon arbre-lige. Il brille dans la pénombre, comme une sculpture d'or.

Océan sans étoiles (Le Dit de Rika II) NOUVELLE VERSION CORRIGÉEWhere stories live. Discover now