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               Cette lettre, Charles l'avait envoyée il y a un peu plus de deux mois et elle resta sans réponse. Cependant, l'homme sut que quelqu'un l'avait lu. Peut-être pas Angélique, peut-être pas une infirmière, mais au moins une chose qui avait résolu son vœu : il neigeait. Les flocons, énormes comme des disques, tombaient mollement du ciel, dans une pagaille organisée, un silence respectueux envers l'hiver. Les arbres avaient revêtu leurs longues robes blanches dont les traines vallonnées gisaient sur les sols des forêts et des campagnes tranquilles. Les bâtiments eux aussi avaient enfilé leurs habits d'hiver, surmontés d'un chapeau immaculé de neige d'où sortaient des volutes de fumées noires, envahissant les rues d'une délicieuse odeur de feux de cheminée. La maison de repos de La perle, bien qu'éloignée de la ville, était elle aussi entourée de cette douce senteur. Lorsque la Cadillac de Charles s'engagea dans la cour, la fenêtre ouverte pour que son conducteur profite de l'air frais de décembre, ce fut la première chose que l'homme constata. Garant négligemment le véhicule sur les graviers, Charles sortit de l'habitacle, un sac en papier noir au bout du bras, et huma l'air en fermant les yeux, s'imaginant les flammes dansant dans l'âtre. Essayant de se blottir du mieux qu'il pouvait dans son long manteau noir, il examina la grande maison. Il trouva étrangement que celle-ci, avec ses fenêtres dorées et ses habits blancs, semblait plus majestueuse qu'en printemps, lors de sa dernière visite. Elle se dressait solennellement devant lui. Les arbres morts qui l'entouraient apparaissaient comme des mains aux doigts squelettiques, dressés vers le ciel gris où la nuit s'installait doucement. La décoration de la façade sculptée affabulait la bâtisse d'un aspect aristocratique, ne donnant aucun indice sur sa véritable fonction. Charles, quelque peu intimidé par le bâtiment, se tourna vers sa voiture et inspecta les alentours. La cour était presque déserte, personne n'était venu. On les laissait tous pourrir dans cet établissement, comme des bêtes qu'on oublie dans les chenils, abandonnés et classés dans les archives du passé. L'homme soupira et, après un moment d'hésitation, gravit les marches enneigées du perron. Il martela la porte de son poing glacé en frissonnant, les coudes collés le long du corps pour se tenir chaud. Après un moment de silence, avec comme seul son la chute discrète des flocons et le vent glacial serpentant entre les sapins, une personne ouvrit la grande porte. C'était une jeune infirmière que Charles avait déjà vue quelques fois. Après avoir lancé un regard examinateur, celle-ci s'exclama en ouvrant plus largement la porte :

« Oh, Monsieur Bird... Entrez, entrez, vous allez vous transformer en glaçon... »

Charles hocha la tête sans dire un mot et s'avança dans le vestibule désert. Aussitôt, il fut enveloppé dans une confortable couverture de chaleur. La femme ferma sèchement la porte, laissant seulement à quelques flocons le temps d'entrer, et le froid ne fut plus qu'un léger souvenir. L'infirmière lui fit signe de la suivre dans un couloir. S'habituant à l'ardeur de la température, Charles obéit en restant silencieux. Le corridor déboucha sur un grand salon désert à l'exception de quelques infirmiers remplissant des fiches, assis dans des fauteuils. Dans la lumière tamisée, un grand sapin richement décoré se tenait dans un coin. Immobile comme un garde, il surplombait la pièce de son étoile rougeâtre. Le feu dans la cheminée lançait des ronflements pareils à des lamentations solitaires, et les guirlandes qui pendaient lamentablement à quelques endroits de la salle semblaient vouloir s'échapper de cette mélancolie morbide. Cassant le silence, qui régnait jusqu'alors en maître, Charles demanda :

« Il n'y a personne ? »

Posant ses mains sur les hanches, l'infirmière secoua tristement la tête :

« Non, vous êtes le seul à être venu... Les familles les laissent décrépir ici, comme des vieilles photographies dans un album oublié... C'est ce qu'ils sont pour eux : des souvenirs... »

L'homme garda un instant le silence, tenant maintenant son sac dans le dos. Son regard se perdit momentanément dans les méandres du feu de bois et il questionna encore un fois la femme :

« Et les malades ?

— Ils sont dans leurs chambres... On ne les fera sortir seulement lorsque les célébrations commenceront... Vous voulez que je vous débarrasse de vos affaires ? »

Charles refusa de la tête :

« Non, c'est son cadeau, je veux lui offrir moi-même... Comment va-t-elle ? »

La brune afficha un sourire :

« Bien... Ses crises d'absentéisme se font de plus en plus rares même si elles sont maintenant quelque peu plus longues... Elle s'enferme sur elle-même et les seules fois où elle accepte de m'adresser la parole, c'est pour me parler de votre mère... Vous êtes sûrement la seule personne avec qui elle peut tenir une discussion complète... »

Son ton devint soudainement plus enjoué :

« Mais c'est une de nos patientes les plus agréables...

— Oui, elle est adorable... »

Maintenant, Charles, dont les cheveux blonds n'avaient plus aucune trace de neige, souriait aussi. Mais il ne souriait ni à l'infirmière, ni à personne d'autre. C'était un sourire spontané qu'il jetait dans le vide, qui s'accordait à ses pensées et disparaissait aussitôt. C'est seulement lors de ce moment de silence que Charles remarqua les tic-tacs presque imperceptibles d'une grande horloge. Celle-ci se tenait à côté d'un guéridon, plantée sur ses deux pieds, rivalisant de hauteur avec le sapin. Alors que le cadran semblait lui lancer des regards provocateurs, l'aiguille des secondes sautant en rythme avec un peu de retard, Charles détourna les yeux sur une seconde infirmière, plus âgée et plus grave, qui descendait le grand escalier en le dévisageant. Elle fit un geste de la tête à sa collègue plus jeune et indiqua d'une voix neutre, sans aucune émotion :

« Elle est prête à recevoir Clarisse... »

L'infirmière brune, toujours à côté de Charles, sourit de nouveau :

« Merci Jeanne... »

Sa voix et ses gestes devinrent de nouveau plus dynamique :

« Vous pourriez conduire Monsieur Bird jusqu'à sa sœur ? Je pense qu'il est grand temps que je prépare la dinde... »

L'infirmière répondant au nom de Jeanne hocha la tête sans sourire. Elle adressa un vague geste de la main à Charles alors que sa collègue quittait discrètement la salle. Charles, hésitant, commença à monter l'escalier, laissant des traces sur le tapis rouges avec ses chaussures trempées.


Dans la maison de ma tanteWhere stories live. Discover now