5

53 11 2
                                    


                La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Charles gravit les marches de l'escalier pour retrouver sa sœur, deux assiettes dans les mains. Une fois de plus escorté par l'infirmière Jeanne, celle-ci ne se contenta que de lui lancer des regards obscurs comme seuls avertissements. Lorsqu'il arriva dans la chambre d'Angélique, celle-ci se coiffait une fois plus devant son miroir, replaçant sa mèche sur son front. Elle s'était changée et portait cette fois une robe rouge plus ample que la précédente qui lui donnait des airs de marquise. Posant les assiettes sur le guéridon, Charles se rappela qu'il avait oublié son cadeau dans la chambre lorsqu'il remarqua le sac de papier noir sur le sol, froissé. Il sourit et demanda d'une voix qui se voulait chaleureuse :

« Tu as trouvé ton cadeau ? »

Sa sœur lâcha un « hum hum » de confirmation, s'admirant dans le miroir. Effectivement, la broche que Charles avait acheté un mois plutôt dans une petite boutique de Paris était enfoncée dans un énorme chignon qu'Angélique s'était composé sur le crâne. La rose en rubis brillait au milieu de ces cheveux châtains emmêlés, fière et resplendissante, comme si elle gardait chaque mèche. Charles s'assit sur le bord du lit, examinant la coiffure de sa sœur :

« Elle te plait ?

— Elle est magnifique... »

Angélique s'était retournée pour murmurer ces trois mots, le regard plein de reconnaissance. Puis elle s'était remise dans sa position initiale, plongeant son regard perçant dans celui identique de son reflet. Elle demanda d'une voix évasive :

« Tu as été sur la tombe de maman ? »

Charles, qui ne s'attendait pas à cette question, tressaillit. Gardant tout d'abord le silence, il finit par hocher la tête avec une sorte de sensibilité qui ressemblait, à s'y méprendre, à de la honte. Il soupira puis expliqua avec retenue :

« Je suis allé enlever la neige qui s'était amoncelée sur la stèle... »

Il fit une pause puis repris :

« Ils ne l'ont toujours pas retrouvée... »

Angélique lâcha un léger rire.

« Tu m'étonnes... »

Charles écarquilla les yeux de surprise et, la bouche entre-ouverte, fixa le reflet de sa sœur qui continuait d'admirer sa coiffure sous différents angles. Cette phrase résonnait dans sa tête comme une effroyable gueule de bois... « Tu m'étonnes... »... Sa sœur ne l'avait pas dit, il devait avoir mal compris, elle s'est trompée dans les termes... « Tu m'étonnes... »... Cet écho cruel ne faisait que s'amplifier, la certitude qu'Angélique avait bien dit cette phrase aussi... Sa sœur chérie, celle qu'il avait toujours aimée et protégée, venait de rire sur la disparition de leur mère, sur la mort de celle qui les avait élevés du mieux qu'elle avait pu... Charles n'était ni en colère, ni triste. Il ne comprenait simplement pas. Puis, balbutiant, il trouva une phrase pour changer de conversation, essayant de dissimuler son choc émotionnel :

« Tu ne manges pas ? »

Sa sœur s'appliqua du rouge-à-lèvre, admira sa bouche maintenant rose et se retourna :

« Non, je n'ai pas faim... »

L'homme lança un regard distrait à la nourriture, un profond sentiment d'égarement dans le cœur :

« Tu as tort... Ça a l'air délicieux... »

Elle haussa les épaules et se leva. Elle se dirigea vers le piano, lui arracha quelques notes effroyablement aigües et se tourna vivement vers son frère, le doigt tendu, comme si un éclair venait de la frapper :

« Oh, j'allais oublier, ton cadeau est dans l'armoire là-bas... C'est celui emballé... L'autre, dans une boite, c'est le cadeau pour tante Marguerite... Tu pourras lui donner sur le chemin de retour ?

— Oui, bien sûr... »

Cela devait faire dix ans que Charles n'avait pas rendu visite à la sœur de sa mère, à l'opposé d'Angélique qui avait toujours eu beaucoup d'affinités avec cette dernière. A vrai dire, elle ne lui manquait pas, Charles n'avait jamais supporté son indiscrétion. Elle commérait sans cesse et pour rien au monde son neveu lui aurait confié un secret. Mais puisqu'elle avait le droit à un cadeau de la part de sa sœur, Charles irait faire un tour à sa maison lugubre, le temps de prendre le thé et de s'en aller.

L'homme se leva du lit et se plaça devant la grande armoire. Il l'ouvrit d'un geste lourd, comme s'il ouvrait un homme en deux, et les entrailles de la bête s'offrirent à ses yeux. C'étaient d'abord des sous-vêtements en désordre, des habits empilés, puis quelques objets personnels mis ici en vrac et enfin, tout en bas, une grosse boite en carton et un grand objet rectangulaire, emballés tout deux dans du papier cadeau rouge à motif de sapin. Lorsqu'il referma le meuble, les cadeaux à ses pieds, Angélique lui dit d'un air moqueur :

« Tu croyais que j'avais oublié ta commande, hein ? »

Puis, elle s'assit derrière l'instrument poussiéreux et commença à chantonner sa rengaine habituelle et mystérieuse de sa petite voie aigue. Charles, bouillonnant d'impatience, arracha vivement le papier recouvrant la toile qu'il avait tant demandée. Le dessin apparaissait peu à peu alors que les doigts nerveux du jeune homme déchiraient des lambeaux de papier cadeau qu'il jetait ensuite négligemment sur le sol. Enfin, la peinture s'offrit entièrement à son regard heureux. Il la contempla, souriant, et même la chanson de sa sœur lui semblait un bel opéra. Mais alors que ses yeux se baladaient sur les couleurs et les formes, son sourire s'estompa peu à peu, laissant place à une moue d'angoisse.

Dans la maison de ma tante.

Il reconnaissait tout. Le paysage, les routes, la bâtisse en arrière-plan... Tout lui était familier.

Cette maison elle avait un jardin.

L'arbre qui se tenait au centre de l'œuvre lui était, lui aussi, parfaitement connu. Il avait gouté ses fruits, grimpé sur ses branches.

C'était le jardin de la maison de ma tante.

Mais surtout, alors que les racines de l'arbre s'enfonçaient dans la terre tel des spirales noirâtre, il reconnut la figure déformée et squelettique qui se tenait parmi elles, il la reconnut d'entre toutes : c'était sa mère.

Tout ça grâce à ma tante.

Lâchant la toile sur le sol, Charles se jeta sur la porte et essaya de l'ouvrir. Il découvrit avec stupeur qu'on l'avait une fois de plus enfermé avec sa sœur et tambourina violement sur le bois rongé, criant qu'on vienne lui ouvrir. Angélique avait alors arrêté de chanter et regardait son frère avec un regard mêlant surprise et satisfaction. Le jeune homme, épouvanté, continua de frapper la porte de toutes ses forces, sa respiration s'amplifiant. Bientôt, ses coups lui semblèrent des battements de cœur et pendant un instant, il fut persuadé que la demeure même vivait, que ses meubles l'épiaient et que ces murs pouvaient à tout moment se jeter sur lui. Enfin, il entendit qu'on s'activait derrière l'ouverture. On allait le libérer. Il allait pouvoir tout vérifier, il allait pouvoir être sûr.


Dans la maison de ma tanteWhere stories live. Discover now