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               Lorsque Charles se précipita dans l'escalier, le lourd cadeau pour sa tante sous le bras, tous les occupants de l'asile se tenaient assis autour de la grande table, s'empiffrant et parlant, la bouche pleine de gras et de dinde déchiquetée. Personne ne fit attention à sa dégringolade dans le grand escalier et le brouhaha des voix couvrit ses pas précipités. Cependant, Clarisse se leva, observant l'homme avec peine, et toute la tablée fut aussitôt silencieuse. L'infirmière demanda des explications. Elle les eut et essaya de retenir l'homme, gémissant, pleurant, s'agrippant à ses habits, le suppliant de tout oublier... Mais déjà Charles était dans la cour extérieure, emmitouflé dans son long manteau, et entrait dans sa voiture, posant le paquet cadeau sur le siège passager. L'infirmière Clarisse resta alors dans l'encadrement de la porte, sa silhouette maladroitement courbée se découpant dans le rectangle de lumière. Elle pleurait toujours et baissait la tête, les deux mains unies en un nœud de mélancolie. Mais déjà, le moteur de la Cadillac vrombissait et elle entendit les graviers crisser sous ses pneus.

Charles roulait sans s'arrêter. Il savait où il allait, l'adresse de sa tante n'avait jamais quitté sa mémoire. Seulement, il roulait le plus lentement possible afin de faire une longue route, un parcours pendant lequel il pourrait réfléchir et comprendre tout ce qui se passait, tout un cheminement où il pourrait se vider l'esprit et l'âme, un sentier vers le calme ou la folie... Entres les deux, le cœur de Charles balançait. Il ne savait pas vraiment lequel lui serait le plus favorable. Il sentait ses nerfs bruler au fond de son âme. Sa santé mentale oscillait entre la pureté et la déchéance. Alors qu'il traversait une forêt, la lumière forte de ses phares éclairant les sapins comme s'ils étaient coupables, sa main droite s'aventura près de la boite à gant, cherchant un passage vers son paquet de cigarette, et rencontra la longue boite de carton posée à la place du mort. Charles fixa le mystérieux présent, brûlant honteusement d'envie de l'ouvrir, mais secoua la tête et se reconcentra sur la route déserte, oubliant son désir de fumer. Finalement, quelques mètres plus loin, il arrêta le véhicule sur le bord du chemin, prenant soin de ne pas tomber dans le fossé bordant les arbres. Coupant le contact et éteignant les phares, il se tourna vers le cadeau et commença à en déchirer l'emballage, plissant les yeux pour s'habituer plus vite à l'obscurité. Il arriva enfin à ôter tout le papier cadeau, le jeta sur la banquette arrière et, le cœur palpitant, souleva le couvercle de la grande boite. Il ne distingua rien, juste une vague forme allongée. Avançant craintivement la main dans la pénombre du carton, il effleura l'objet du bout des doigts. Il sentit alors du bois rugueux, mal poli et imparfait. C'était un manche, le manche d'un balai ou d'un outil. Faisant abstraction des échardes, Charles empoigna l'objet et alluma le plafonnier de sa main libre. La lumière blafarde inonda l'habitacle et l'homme écarquilla les yeux. Il tenait une pelle rouillée dont l'embout était envahi par des paquets de terre secs. Et parmi ces boules noires, Charles était sûr d'apercevoir une tâche rouge, une tâche de sang.


Dans la maison de ma tanteWhere stories live. Discover now