Prologue

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Il y a bien un feu qui crépite dans la grande cheminée non loin, mais je suis gelé jusqu'aux os. Impossible de me réchauffer. Et les courants d'air qui font mugir les murs de cette ruine n'y sont pour rien, c'est comme si le froid était en moi.

Je baisse les yeux. Mes mains, crispées autour de l'assiette devant moi, ne semblent pas vouloir m'obéir. Pourtant j'ai faim, je suis affamé même, mais tout ce que j'avale ne me cale pas, alors pourquoi m'entêter à ingérer quoi que ce soit ?

Je hais cet endroit. Mais pas autant que je la hais elle. C'est sa faute si je suis enfermé ici. Après avoir parcouru tous les recoins du monde, c'est ici que je pensais la trouver. À part mes propres démons et une mégère hautaine qui me retient prisonnier, je n'ai mis la main sur personne dans ce lieu malsain.

Comme pour confirmer ma pensée, un morceau du mur en face de moi se détache et s'écroule au sol dans un fracas assourdissant.

La demeure est à l'image de sa propriétaire : une beauté presque inhumaine dont l'éclat attire inexorablement, mais qui est en réalité aussi décomposée qu'un macchabée. Elle est terrifiante et pourrie de l'intérieur.

Je fixe la fissure béante qui s'affiche désormais face à moi. Encore un passage par lequel je ne pourrai pas passer pour partir d'ici... Si je sors, cet enfoiré de chien me déchiquettera sans sommation.

— Tu ne manges pas ? me demande soudain une voix que j'exècre. J'ai passé des heures derrière les fourneaux !

Des heures derrière les fourneaux ? Elle a une armée de servants aussi dévoués que des morts-vivants qui lui obéit au doigt et à l'œil, qu'elle ne me fasse pas croire qu'elle a ne serait-ce que levé le petit doigt.

— Je vais finir par mal le prendre... précise-t-elle.

Ce ton doux et langoureux me dégoûte. Ma logeuse aime me susurrer des mots doux qui, si je m'approche trop près d'elle, deviennent des hurlements assourdissants à m'en faire exploser le crâne.

Je tourne la tête vers elle. Son côté obscur est caché dans l'ombre. Tant mieux, j'ai beau en avoir vu dans ma foutue longue existence, distinguer le pire côté de cette cinglée me retourne l'estomac à coup sûr.

— Mange, ajoute-t-elle froidement.

— C'est infect !

Elle plisse les paupières.

— Te rends-tu compte à quel point tu es exaspérant ? J'en arrive à avoir du mal à te supporter. Mais, après tout, qui le pourrait dans la durée ? Même elle n'a pas tenu le coup !

Je ravale ma bile. Elle revient encore et toujours sur le tapis, comme ma pénitence éternelle. Elle est le fouet qui déchire ma peau.

— À quoi bon me forcer ? Plus je mange, plus j'ai faim. C'est de la torture !

— Et qu'est-ce que tu crois faire ici, Mane* ?

Je la fusille du regard. Si seulement je pouvais le faire vraiment ! J'aimerais pouvoir la réduire à néant, juste pour me sentir mieux, pour que cette douleur qu'on m'inflige sans discontinuer se calme. J'aimerais pouvoir reprendre mon souffle, ne serait-ce qu'une fois.

Je me détourne d'elle en essayant de cacher les tremblements qui me parcourent, mais c'est un mouvement vain car elle les provoque en toute connaissance de cause.

— Tu as toi-même poussé les portes de mon domaine... minaude mon hôte en laissant courir ses ongles trop longs sur le bord de la table.

Ce cliquetis me fait l'effet d'une nuée d'araignées qui me grimperaient dessus. Je sais comment je me suis retrouvé ici, et je le regrette. Je pensais la trouver et atténuer les élancements de mon cœur, étouffer ma peine. Mais c'était une erreur. Je ne sais même plus si je me sens mieux ou pire qu'avant. Le trou béant qui trône au milieu de ma poitrine ne cesse de grandir, lui abandonnant, doucement mais sûrement, ma force. Je lui avais donné mon cœur, elle a massacré mon âme. Et me voilà prisonnier ici en plus de l'être de mes propres peurs.

Le Marchand De SableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant