avril 2010

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Le temps efface-t-il véritablement les souvenirs ou les rend-il davantage importants dans la tête de ceux qui les ont vécus?
Cette question est probablement celle à laquelle seules les personnes de plus de trente ans peuvent répondre. Avant, il n'y a pas assez de maturité ou de recul pour avouer que le con du fond de la classe en troisième nous faisait rire, et qu'on aimerait le retrouver pour se bidonner comme on le faisait en sa présence. Que la jolie blonde que l'on jalousait au point de se rendre malade nous avait été très bénéfique, pour que l'on ait confiance en nous.

Très peu de personnes acceptent d'admettre ce genre de choses honteuses qui les ont malgré tout construites, qui les ont fait devenir qui elles sont, parce que l'avouer est comme une trahison envers leur conscience.

Les élèves du lycée Blaise Cendrars font évidemment partie de cette catégorie, comme tous les autres étudiants du pays: ils ont longuement été incapables d'avouer que leur lycée était un bon et bel établissement, qu'apprendre les fonctions mathématiques était la belle époque, que Monsieur Lefebvre avait des idées novatrices et très intelligentes.

En 2010, c'est ce dernier qui a encore eu une idée de génie. Le pauvre était malade, car la vieillesse n'épargne pas tout le monde et touche chaque être humain à une période de leur vie. À 70 ans, Georges Lefebvre savait qu'il ne vivrait certainement pas cinq ans de plus. De nombreux membres de sa famille le savaient, s'en rendaient compte alors chaque caprice du vieillard était accepté, ou du moins, les plus accessibles ou réalisables. 

Alors, le jour où il a, durant un repas de famille habituel, laissé entendre qu'ils voulaient envoyer une lettre à chaque élèves de 1989 et 1991 qui avaient participé à ses deux éditions de tour de table, son épouse et leurs enfants n'ont pu qu'accepter. Ils ont pensé que cette folie était très certainement passagère, que son Alzheimer arrivante créait des désirs au sein de sa poitrine et ses pensées.

Le soir même, l'homme grisonnant a pris une feuille vierge, un stylo et a inscrit le prénom de tous les élèves dont il souvenait. Sa femme trouvait insultant qu'il ait réussi à se remémorer plus du trois quarts des noms- ce qui est l'équivalent de plus de trois cent noms- alors qu'il était incapable de se remémorer ce qu'il avait mangé le soir avant de se mettre à son bureau. La mémoire à court terme, appelait cela la médecin qui s'occupait du cas dégradant de Georges Lefebvre.

Après une semaine complète de fouilles dans toutes les paperasses qu'il avait reçues lorsqu'il était professeur de géographie et gardées une fois retraité, il est parvenu à retrouver tous les prénoms. Il était fier de lui, comme un enfant de quinze ans qui avait réussi à plaire à la plus jolie fille, et n'a pas cessé d'en parler.

Heureusement pour lui, son beau-fils travaillait dans la communication et a réussi à reconnecter ces quatre cent anciens lycéens, par on ne sait quel miracle. Jamais personne ne lui a posé la question, bien que ça brûlait la langue de plus d'un.

Georges les avait invités à venir le rejoindre le vingt-deux avril, dans une salle qu'il avait louée spécialement pour l'occasion. Beaucoup ont répondu positivement et ça le rendait fou de joie. Il ne tenait plus en place et était infernal, d'après les dires de la femme avec qui il partageait le même lit depuis plus de quarante ans.

Le jour J, le sexagénaire a enfilé l'un de ses costumes préférés; il était bleu marine avec de fines lignes d'un bleu légèrement plus clair. En vérité, il était immonde et piquait les yeux mais c'était bien pour cette raison que l'homme avait flashé dessus. Avec cet habit, on parlerait de lui, surtout les adolescents à qui il donnait cours lorsqu'il l'a acheté. Certes, en le voyant dans cet accoutrement, certains ont dû le qualifier de con fini mais ils avaient raison; Il était fini, même à l'époque où ses remarques auraient pu fuser.

Deuxième tournéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant