La différence (4)

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— Doucement, Passédi, tu t'emportes, calma un autre triton à la voix reconnaissable entre toutes pour la jeune sirène. Je connais cette éducatrice, nous avons grandi ensemble. Je t'assure qu'elle ne voulait manquer de respect à quiconque. Elle effectuait sa tâche et protégeait son élève, un point c'est tout.

Néria sourit en entendant ce timbre grave et ces paroles de soutien ; elle avait reconnu la voix de son ami Atropos et aurait aimé sortir à ce moment pour lui parler, lui expliquer. Mais elle savait pertinemment que ce serait inconscient de sa part de se montrer.

— Moi aussi, je connais l'éducatrice Néria, rajouta le dernier garde. Je suis d'accord avec Atropos. Même si elle aurait dû baisser le regard, cela ne fait pas d'elle une ennemie du roi à envoyer dans une geôle.

C'était Théos ! Néria se sentit soulagée d'entendre que ses deux compagnons prenaient sa défense.

— N'empêche qu'on aurait dû quand-même lui apprendre le respect exigé envers tous les tritons, récrimina le défenseur à la voix légèrement éméchée. Ah les sirènes ! Elles ne sont bonnes qu'à exécuter des tâches secondaires. Si on commence à accepter un tel manque de considération à l'égard de ceux qui se fatiguent toute la journée et toute la nuit pour leur permettre de vivre sereinement, on n'a pas fini...

— Passédi, ne parle pas comme ça des sirènes, blâma Atropos. Nous avons tous été élevés par elles, grandit avec elles. Pourquoi dis-tu des choses aussi dures ? Ce n'est pas parce qu'elles ignorent la politique, ou le monde marin, qu'elles ne font pas le travail demandé comme il le faut. Le respect doit s'établir entre tous, c'est la règle n°4.

Néria sentit son cœur s'emballer en entendant parler Atropos. Dire qu'elle avait douté de lui cet après-midi !

— Tu es trop sensible, Atropos, se moqua Passédi. Tu aurais dû être cultivateur. Notre boulot est de faire régner l'ordre dans notre communauté et d'appliquer les ordres du conseil.

— Mon boulot, c'est de défendre la grotte et d'aller pêcher ! s'emporta l'ami de Néria. Pas d'emprisonner des néréides parce qu'elles ont de la fierté et défendent leurs élèves, répliqua plus sèchement le jeune triton.

— Le conseil exige qu'on lui signale tout fait, toute parole portant atteinte au respect du règlement, rétorqua immédiatement avec virulence le plus âgé. Cette insolente mériterait une bonne correction, qu'elle comprenne enfin quelle est sa place.

Théos coupa court à la prise de bec entre Atropos et Passédi.

— De toute évidence, nous sommes une fois de plus en désaccord avec toi, Passédi, modéra le jeune triton. Question de génération, sans doute ! Qui veut du jus d'oursin ? et une partie d'osselets, ça vous dit ? Nous avons encore quelques heures à tuer ensemble, autant les passer agréablement, non ?

Néria et Cléia se regardèrent, préoccupées à l'idée que les défenseurs s'éternisent à cet endroit. Néria sentit sa queue commencer à devenir douloureuse à force d'être tordue en deux. Elle changea de position précautionneusement et s'assit à terre ; sa tête dépassant juste à fleur de l'eau. Cléia en fit de même à ses côtés. Elles n'avaient plus qu'à attendre en silence. Les défenseurs jouaient tranquillement à présent, en parlant de temps à autre, notamment de leurs nombreuses chasses au harpon.

Néria pensa à Atropos. Elle était soulagée d'entendre qu'il ne pensait pas comme cette brute de Passédi. Il l'avait même défendu ! Son attitude de l'après-midi avait donc bien un rapport avec le fait qu'il ne voulait pas afficher ouvertement son amitié avec une sirène. Atropos connaissait, sans doute mieux qu'elle, les dangers encourus. Cela devrait lui servir de leçon. Les propos de Passédi l'avaient effrayée. Et si l'événement passé quelques heures plus tôt entraînait une sanction pour elle ? Elle frissonnait à l'idée que cela puisse remonter au conseil.

Dans sa section, des réprimandes, des convocations avaient lieu dans le bureau de leur chef, Climène, et entraînaient parfois des sanctions comme le nettoyage du spa ou des couloirs mais jamais, jusqu'à présent, elle n'avait entendu parler de sanction prononcée par les membres du conseil pour une éducatrice. Il faut dire que les sirènes de sa section appliquaient le règlement avec respect et aucune rébellion ne faisait jamais surface.

Néria songeait, à ce propos, qu'elle n'avait même pas signalé l'incident de l'après-midi à Climène, ce qu'elle se promit de faire dès le lendemain. Elle prenait conscience que ses paroles, son attitude, ses actes pouvaient avoir des conséquences graves. Sa présence dans ce box à cet instant précis était formellement interdite. Cléia et elle pouvaient toutes les deux subir de très graves ennuis si elles étaient découvertes. Atropos et Théos pourraient ne pas les dénoncer, mais Passédi s'en ferait une joie non dissimulée.

Le temps s'écoulait lentement pour les deux jeunes sirènes. Cela faisait maintenant plus d'une heure qu'elles attendaient assises dans l'eau que leurs parties se finissent enfin ! Au bout d'une attente encore interminable, les trois tritons décidèrent enfin de se rendre dans la section voisine, espérant y trouver des biscuits aux baies laissés à leur intention par les cuisinières.

Néria et Cléia étaient comme sonnées par cette attente. Elles nagèrent silencieusement jusqu'à leur chambre, démoralisées et épuisées. Néria chuchota à son amie :

— Merci pour ta présence à mes côtés, ce soir. Dors bien, ma sœur.

Le mot de sœur, volontairement choisie parce qu'il était interdit, reflétait bien la relation particulière qui venait renforcer leurs liens. En réponse, Cléia serra fort Néria dans ses bras. Geste qui se révéla un peu gauche car ni l'une ni l'autre n'étaient habituées à ces marques d'affection prohibées. Une vraie complicité entre les deux sirènes s'établissait.

C'était la quatrième fois que Néria se mettait hors la loi dans la même journée.

NériaWhere stories live. Discover now