premier engagement (2)

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En rentrant dans le box, Néria eut l'impression de passer un interrogatoire. Climène lui posa beaucoup de questions pour commencer. Néria lui répondit qu'elle ne pouvait tout révéler, pour sa sécurité et pour les membres d'Atiope. Elle ne leur fournit aucun renseignement précis sur ses compagnons. Elle se contenta de les rassurer en leur promettant qu'elles pouvaient lui faire confiance car le but de l'organisation était d'obtenir davantage de libertés.

Néria se rendit compte qu'aucune d'entre elles ne connaissait réellement Atiope. Ce mot représentait à lui seul le contre-pouvoir de la communauté. Par contre, Cercéis lui apprit qu'Atiope était un prénom, celui d'un triton qui avait élevé la voix contre le roi lors d'une cérémonie pour dénoncer le manque de libertés dans les relations entre tritons et sirènes. Le roi avait écouté sans réagir. Le lendemain, il annonça haut et fort la fuite du jeune triton et que désormais parler de lui, ne serait-ce que pour prononcer son prénom, était interdit.

Néria n'en revenait pas de n'avoir jamais entendu parler de cette histoire, survenue l'année même de sa naissance. Depuis qu'elle était en âge de comprendre, elle n'avait jamais entendu ce prénom prononcé, preuve que tous obéissaient et craignaient le roi. Ce dernier ne voulait sans doute pas que s'ébruite une autre histoire de contestation sous son règne.

Huit ans après la mort de Gédéon et de ses cinq compagnons, la nouvelle rébellion n'avait pas eu le temps de se développer. Il avait réussi à l'étouffer dans l'œuf...

Néria réaffirma donc avec aplomb à ses tutrices qu'elle œuvrait comme informatrice pour le clan Atiope et que, pour cette raison, elle avait besoin de renseignements sur les faits passés dans la section. Enis, la plus jeune des formatrices, fut impressionnée ; Cercéis et Climène un peu plus sceptiques et réservées, tandis qu'Héline semblait franchement plus méfiante. Elle serait sans doute la plus difficile à convaincre. Mais, la jeune néréide était surtout fort troublée de se trouver face à Cercéis, sa tutrice au visage si fermé. Elle tenta de se rassurer intérieurement, en se convainquant qu'elle tentait d'œuvrer pour le bien de tous. Puis, elle essaya de revêtir une posture plus assurée.

— Je vous affirme que cette conversation ne sera pas rapportée, en dehors de l'organisation secrète à laquelle j'appartiens, et que bien entendu, je ne vous dénoncerai pas. Pouvez-vous en faire de même ?

— Comment pouvons-nous être sûres que des membres infiltrés ne fassent pas partie de ton groupe ? Etes-vous responsables du meurtre d'Hédéos ?

— Absolument pas ! Au contraire, il était un des conseillers les plus propices à offrir davantage de libertés aux membres de notre communauté. Et nous ignorons qui l'a assassiné mais nous pensons que le meurtrier a pu agir pour le pouvoir installé. Notre but n'est pas de supprimer les dirigeants mais de réfléchir à des actions qui pourront permettre de vivre mieux et de vivre libre ! Concernant la possibilité de membres infiltrés au sein d'Atiope, je suis sûre du contraire. J'ai confiance en chacun de mes compatriotes. Comme je vous fais confiance à vous, maintenant.

Les quatre formatrices jurèrent de leur fidélité et promirent le silence absolu, même et surtout lors des interrogatoires au conseil. Elles l'informèrent des sirènes susceptibles de dénoncer tous ses faits et gestes au conseil : Amène, Gallice, Aura et Chloris... Les enquêtes se faisaient plus pressantes depuis l'assassinat et ces quatre éducatrices étaient souvent convoquées. Héline, fréquemment présente au poste de surveillance à l'entrée de la section, tenait un registre très précis des allers et venues de ses consœurs, autorisées à s'absenter de la section.

Climène prit ensuite la parole pour raconter les événements du matin :

— Nous sommes entrées dans une salle du conseil, remplie de dix conseillers assis en cercle dans leurs beaux fauteuils. Nous sommes restées debout face à eux, comme s'ils nous jugeaient d'une quelconque accusation. Le conseiller Japet, qui dirigeait l'assemblée, nous demanda de parler pour exposer notre requête. J'ai donc longuement parlé de nos élèves tritons, de notre volonté de veiller à leur bien-être et de notre formation complète qui avait fait ses preuves depuis de nombreuses années. Nous avons ajouté que les défenseurs n'étaient pas vraiment qualifiés pour enseigner à de si jeunes tritons. J'ai aussi évoqué que certains d'entre eux semblaient traumatisés de ce changement brutal et en étaient fortement perturbés ! Ils m'ont semblé très attentifs pendant mon monologue. A la fin de celui-ci, Japet m'a adressé un regard plein de haine. Il prit ensuite la parole de sa voix coupante, comme les incisives de la saupe. Il me répondit que les jeunes tritons que nous avions formé précédemment étaient trop faibles, trop attendris par notre éducation. Que désormais le roi et le conseil avaient décidé d'en faire de véritables tritons. « la race des tritons est une race supérieure, forte et solide, sachant chasser, défendre, bâtir, combattre et sachant prendre de bonnes décisions pour la communauté » avait-il dit pernicieusement « d'ailleurs, le conseil n'est composé qu'exclusivement de tritons, et cela pour de bonnes raisons... ».

La chef de section serrait ses poings avec force et ses yeux étaient remplis d'une colère froide que Néria se surprit d'observer. Elle avait toujours considéré cette sirène comme une figure de proue solide. Une meneuse juste et bienveillante qui accomplissait son devoir avec droiture. Jamais jusqu'à présent, elle ne l'avait vu s'emporter et lever la voix. Aujourd'hui, elle devinait son exaspération contre le gouvernement. Cela rassura Néria ; elle ne s'était pas trompée en se confiant à elle.

— Japet cherchait visiblement à nous provoquer en nous insultant de cette manière, analysa l'imposante tutrice en s'adressant à l'éducatrice. Et il a réussi ! Je me suis effectivement mise en colère quand il évoqua le petit Manéo qu'il traita « d'exemple typique d'un être faible et pleurnichard, élevé par des sirènes incompétentes, qu'il aurait fallu noyer à sa naissance à cause de son infirmité ». Ses derniers propos m'ont fait sortir hors de moi. J'ai osé le regarder en face, en le défiant du regard et en souriant de la même façon que lui quelques secondes plus tôt. Je lui ai répondu que Manéo était un petit triton courageux mais l'exemple typique que certains des enfants de la communauté souffraient sous l'emprise d'êtres durs et sans pitié. J'ai rajouté que les défenseurs avaient tous été élevés par des sirènes attentives et compétentes, qui leur avaient pourtant appris à réfléchir plus loin que le bout de leur queue. Que même lui, Japet avait sans doute connu une éducation bienveillante, comme quoi, l'éducation ne faisait pas tout... ». A ce moment, il s'est jeté sur moi, m'a serré à la gorge, rouge de fureur. Cercéis est venue à mon secours et s'est fait elle-même frapper au visage...

Climène s'arrêta de parler, étranglée par l'émotion. Sa voix s'était faite chevrotante en évoquant Cercéis. La jeune éducatrice ressentit à ce moment l'amitié qui les unissait. La vieille tutrice de Néria continua le récit.

— Des autres conseillers sont intervenus pour nous séparer et nous ont fait sortir du box. Ils nous ont imposé de quitter leur section nous prévenant que nous serions de nouveau convoquées prochainement.

Climène soupira et se ressaisit.

— Je suppose que nous aurons une sanction très lourde et j'espère que notre section entière ne subira pas de conséquences trop pénibles ! Je m'attends au pire... est-ce qu'Atiope est prêt à renverser le pouvoir rapidement ? finit-elle, pleine d'espoir.

Néria fut décontenancée par la question, encore sous le choc de l'histoire et du culot de Climène. Elle bredouilla :

— Je ne pense pas qu'ils en soient déjà à ce stade...

Sans doute que Climène, comme les autres membres connaissant le nom d'Atiope, s'imaginait une organisation avec des armes, toute prête à lancer une révolution à l'intérieur de la grotte. Mais Néria doutait qu'une telle structure existe réellement...Sinon, pourquoi personne n'intervenait ? Et ce n'était certainement pas les six amis, qui s'étaient réunis pour la première fois hier soir, qui étaient prêts à lever une armée pour renverser le roi, ses conseillers et une bonne partie des défenseurs, entraînés depuis toujours à défendre ce pouvoir établi !

Malgré tout, la jeune éducatrice avait le sentiment qu'elle devait finir en apportant une note d'espoir. C'est pour cette raison qu'elle ajouta :

— Je rapporterai vos propos et les événements passés ce matin. Votre soutien à Atiope est précieux. Essayez de garder le contrôle de la section, nous pourrions avoir besoin de vous ultérieurement. Merci pour tout.

Néria sortit du box la tête haute mais au fond d'elle, elle se sentait mal à l'aise de duper ainsi ses tutrices. Leur alliance n'était qu'au stade de balbutiements. Depuis qu'elle était petite, elle entendait que le mensonge était banni de la communauté, que le respect des autres était fondé principalement sur l'application de cette règle fondamentale. La culpabilité de déroger à celle-ci rongeait la jeune néréide. Elle désobéissait et abusait des êtres qu'elle appréciait particulièrement. L'émotion de Climène à la fin de son récit avait ému fortement la jeune sirène. L'image de celle-ci avec ses yeux verts luisants de larmes la perturbait plus qu'elle ne voulait se l'avouer. Elle se rassura en pensant que l'espoir apporté ne faisait pas de tort et que les tromperies étaient également le fait de ceux qui édictaient et enseignaient ces règles ; comme les conseillers qui avaient osé lui mentir à propos de Thétis lors de son dernier entretien.

La fin de journée se termina sans incident. Néria put raconter à Flore tous les moindres détails des discussions de la veille, en omettant juste les échanges de baisers avec Atropos. La fatigue se faisant ressentir fortement après le diner, Flore lui proposa de la remplacer pour la tâche à laquelle elle avait été affectée auprès des jeunes tritons.

NériaWhere stories live. Discover now