15 : Le grand ménage de printemps de la maison de Gabin.

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─ C'est une photo de moi qui plante un bouleau pubescent. Betula pubescens en latin. Dans les légendes celtes, c'est l'arbre créateur de l'univers. En Russie, on dit qu'il possède des propriétés curatrices. Je l'ai appelé Gabin, je me suis dit qu'il t'aiderait à cicatriser.

J'ai attrapé la photo du garçon, qui posait accroupi devant une jeune pousse plantée dans de la terre fraîchement retournée. Il avait un pouce en l'air, et est parvenu à m'arracher un sourire bref. J'ai acquiescé, en glissant la photo dans mon cahier de gestion.

─ Merci, Loïc.

Il est retourné à sa place, au moment-même où le prof est entré dans la salle. Il a accordé un salut de la tête à la classe, attardant un sourire dans ma direction. J'ai baissé les yeux. Tout le monde savait. D'autant plus que j'avais loupé les cours le matin-même. Dans les rangs, j'imagine que ça s'était passé le mot : « Il est où, Gabin ? », « Attends, tu sais pas ? C'est l'enterrement de son père aujourd'hui. » Et comme par magie, les personnes qui, depuis le début de l'année, déconnaient sur les absurdités que je sortais parfois en classe, devenaient les gens les plus adorables de la Terre. Leur hypocrisie ne me dégoûtait pas. Elle m'attristait plutôt. De toute manière, tout me rendait triste. Le temps, la guerre en Syrie, l'éclatement de ma famille, les pleurs de ma mère, les petits chatons abandonnés dans la rue, le monde dans lequel on vivait...

On ne peut pas vraiment comprendre ce qu'est la perte d'un proche tant qu'on ne l'avait pas vécue. C'est la première réalisation que j'avais faite, c'était la première pensée qui avait émergé après l'interminable période d'obscurité que j'avais traversé ces derniers jours. Notre société nous confronte à la mort à longueur de journée : les médias et leurs annonces horribles sur le crash d'avion tout récent, les discussions à table où l'on répétait à outrage à quel point, ces temps-ci, les cancers, c'était une épidémie... Même quand on voulait se distraire, même quand on commençait une bonne série, un bon bouquin, il fallait être confronté à la mort d'un des héros. Sinon, eh, qu'est-ce qu'il y aurait à raconter ? On est bombardés par l'ombre terrifiante de la Grande Faucheuse. Mais on n'y connaît rien. Je peux vous l'assurer. Quand on la rencontre pour de bon, quand elle vient frapper à notre porte, rien que pour nous gifler quand on lui ouvre avant de repartir tranquillement, c'est un tout autre sentiment. Ce n'est plus de la compassion, de la pitié pour les « pauvres autres malheureux ». C'est plutôt comme si on nous arrachait les entrailles.

J'étais vide, désormais. On venait de m'enlever une partie de moi que je n'aurais jamais cru pouvoir perdre.

Longtemps, j'avais pensé que mon père était immortel. Quand j'étais gamin, un père, c'était un super-héros, qui montait les meubles Ikéa et tuait les araignées. En fait, mon père n'a jamais fait ça, pris d'une violente arachnophobie, ma mère s'en occupait. Mais vous avez capté le truc. Puis, en grandissant, en saisissant le concept de la vieillesse j'avais bien finir que, oui, il y aurait bien un moment où il sortirait de ma vie. Je m'étais juste imaginé qu'avant ça, il me verrait me marier, avoir des enfants, qu'il les emmènerait à la pêche. Même si mon père ne pêchait pas.

Je pense que le pire, dans cette histoire, c'était la brutalité de la chose.

Attention, phrase horrible : face à une personne malade, les proches avaient au moins le temps de s'y faire. Là, rien. Pas une seconde. Je quittais mon père dans un bar, je ne le revoyais jamais, mis à part dans un joli costume, avec une peau froide et des yeux clos. Au seul souvenir de cette vision, une déferlante d'émotions me tombait dessus, et si je les laissais m'emporter, alors je me retrouvais sûrement à frapper des murs, à m'écrouler en larmes, à me relever en me disant que ce n'était pas ce qu'il aurait voulu, pour finalement me ruer de coups moi-même. Mais pourquoi on ne l'avait pas forcé à rentrer avec nous ? Pourquoi il avait fallu que le père d'Agathe soit si insistant ?

Les 24 états d'âme de Gabin et Agathe.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant