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Sa mère savait comment l'appâter. Elle l'avait si bien façonné à son image. Il suffisait d'un bouquin ou d'un artefact ancien et elle accourait.

Mais aujourd'hui, tout allait changer.

Kiera regarda ses parents mortifiés.

Pendant un long moment, personne ne parla ni ne se déplaça. Les anciens restaient figés au cœur des alcôves qui bordaient le centre du Sénat.
Jamais personne auparavant n'aurait pensé les traiter à haute voix de « vieux connards dénués de sens communs », elle comprenait donc leur choc.
Le silence s'épaissit, rempli d'arguments et de décisions. Comme si la conversation la plus importante de leurs vies à tous se jouait à l'instant même. Leurs yeux la jugeaient, se demandaient l'étendu de son sérieux ou si une crise d'adolescence à retardement n'expliquerait pas mieux son comportement. Ils ne saisissaient pas.Mais comment le pourraient-ils eux qui décidaient tout dans la vie des sorciers. Les jeûnes, le partage de magie, l'argent durement gagné qui devait se retrouver dans la cagnotte de la communauté,autant de règles qu'ils respectaient depuis la nuit des temps et auxquelles elle n'adhérait plus. Elle étouffait littéralement.Elle se perdait. Elle secoua la tête et se redressa, sa décision prise. La chaise émit un couinement sinistre quand elle se redressa.

- Tu ne peux pas partir ! S'écria sa mère d'une voix aiguë.

En temps normal, la jeune femme hésiterait, terrassée par la peur,face à la puissance de sa mère. Pas cette fois-ci. Elle redressa le menton et avisa la reine des sorcières d'un regard assuré et dur.

- Je vous ai donné ce que vous désiriez, mère ! Je suis la Sorcière Primaire. J'ai passé le test et je l'ai réussi au-delà de vos espérances. J'ai gagné le droit de partir.
- Non !
- Votre parole vaut Loi ! Rappela la jeune femme, les yeux plissés de défi.

La plus âgée ouvrit la bouche mais le gardien du Sénat l'arrêta.

- Jezabelle ! Cela suffit.

Il se tourna vers la jeune adulte.

- Prends ce qui t'es dû, Sorcière Primaire, et va !

Kiera salua l'ancien et sortit du Sénat, un vaste dôme à gauche du Manoir qui surplombait le reste de la ville. Tara brillait de milles feux. Elle n'admirerait plus jamais ce phénomène propre à cette ville. Les lampadaires magiques voletaient au-dessus des électriques et clignotaient doucement d'une lueur bleutée signe que la magie commençait à surmonter la technologie. Un frisson la parcourut à l'idée de quitter cet endroit qui l'avait vu naître et grandir mais sa vie en dépendait. Littéralement. Combien de ses amies enterrées depuis qu'elles atteignirent l'âge pour aider leurs aînés ?Combien d'entre elles succombèrent à l'appel de la puissance ?L'image de Perrine s'imposa dans son esprit. Absorbée par la magie,par sa soif de connaissance et de force, elle avait dû l'arrêter dans sa folie meurtrière de la plus cruelle des façons qui soit. Un souvenir douloureux.
Mais de la faute à qui ?
Kiera aimait sa mère. Profondément. Néanmoins, cela ne l'empêchait pas de se montrer objective devant les actes de la matriarche :l'étreinte qu'elle exerçait sur Tara s'apparentait à celle d'un gourou sur ses fidèles. Elle ne serait même pas étonnée d'apprendre un suicide collectif demain si la reine l'ordonnait.
Kiera refusait de terminer ainsi ou de devenir la prochaine "Jezabelle au coeur froid".
La jeune femme secoua sa crinière rousse trop serrée. Les vieux débris du Sénat n'acceptaient de recevoir un membre de la communauté qu'en tenue de cérémonie traditionnelle. Elle qui détestait porter une robe avait dû se faire violence pour en enfiler une : longue avec une traîne, blanche aux coutures d'or– gaspillage d'argent ultime – et bouffante aux manches. « Une tenue de princesse pétasse » comme elle aimait le répéter. Rien ne valait son jean noir, ses bottes, ses pulls larges ou ses t-shirts sombres. Parfois elle se permettait une folie du genre une chemise colorée ou un haut un peu plus féminin, mais seulement pour quelques occasions spéciales qu'elle pouvait lister sur un post-it –le Sénat n'y figurait indéniablement pas.
Devant la porte qui séparait le reste de Helldown de Tara, Kiera hésita. Même si elle savait sa vie en danger, même si elle connaissait sa mère mieux que personne au monde, la peur de tout quitter la saisit à la gorge et pressa son coeur soudainement fou.Ses poings se serrèrent et elle avança. Le sang battait à ses tempes avec force.
Ses épaules se redressèrent quand les cloisons magiques se refermèrent dans son dos. Le vent froid de la mer frappa son visage et lui fit prendre conscience de sa nouvelle liberté.
Enfin ! L'avenir lui tendait les bras. 
Un sentiment étrange l'envahit. Elle eut la sensation de tout perdre et de tout gagner à la fois. Comme si elle tombait dans le vide tout en sachant ce que l'attendait en bas un matelas confortable. Ses yeux piquèrent et ses mains tremblotèrent un peu. Elle se força à rejoindre sa voiture, enclencha le contact et démarra.
Elle se gara devant un immeuble encore debout parmi des ruines plus ou moins conséquentes. Le portique d'entrée grinça quand elle le poussa. Un digicode brillait légèrement près de deux ascenseurs, seuls moyens de gagner les étages. Si le feu ravageait les lieux, aucune habitant ne s'en sortirait, à moins de posséder quelques dons. Heureusement chaque palier ne comptait qu'un unique locataire et c'était ce qui lui avait plu d'emblée : le quatrième étage lui appartenait entièrement. Bien sûr, elle n'avait pas besoin de trois chambres et d'une salle de bain italienne de luxe mais autant joindre l'utile à l'agréable après tout. Avec ses économies et son salaire de Headhunter économisé aux moindres cents pendant près de dix ans, elle pouvait se permettre cette petite folie. D'autant qu'à Helldown, le marché immobilier n'existait pas. Si les propriétaires parvenaient à gagner un peu de sous sur leur possession, ils ne rechignaient que très rarement sur le bas prix de location.
Seule, au centre de son salon aux couleurs crèmes et bordeaux, elle se laissa tomber sur son canapé, dépitée du silence et de son unique présence. Au sein de Tara, même dans son appartement, la vie battait son plein : visiteurs, fêtes ou marchés aux légumes dans les ruelles. Le bruit régnait en maître. Elle fixa ses mains un long moment, l'esprit vide de toutes pensées cohérentes. Elle décida de ranger ses armoires devant lesquelles attendaient ses cartons toujours emballés. 


Kiera décoiffa pour la millième fois ses cheveux mi longs quand le téléphone sonna. La lumière bleue vacilla dans la lanterne accrochée au plafond. La jeune femme décrocha après la cinquième sonnerie.

- Demeure Foeh, j'écoute !

Elle grimaça à ces mots débités mécaniquement. Les habitudes disparaîtraient très lentement.

- Kiera ?
- Isil ? S'étonna la sorcière.

La jeune fille d'un an son aîné était portée disparue depuis des années, jamais elle n'aurait cru entendre à nouveau sa voix fluette.

- Il faut que tu m'aides, Kiera, sanglota celle qui fut sa meilleure amie durant toute sa petite enfance. Je n'y arrive plus. Tu dois m'aider. Je ne sais plus... J'y arrive plus !
- Isil ! Calme-toi ! Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Où es-tu ? Et comment as-tu eu mon numéro ?

Le silence lui répondit. Elle pensa même que le téléphone ne fonctionnait plus. Durant les ascendances de la magie, il arrivait que la technologie chute drastiquement et avec les sorcières, ces piques vers le bas étaient monnaie courante. A croire que ceux de sa race attiraient l'énergie tels des aimants.

- Attends-moi au Beacon Theatre, haleta la jeune femme à l'autre bout du fil.

Kiera fronça les sourcils mais accepta. Le Beacon Theatre existait toujours malgré la magie et les guerres entre clans du quartier, les léopards tenaient à garder le lieu en état et les humains pouvaient s'y produire quand ils le souhaitaient, en échange ils acceptaient les spectateurs wastes. Depuis quatre ans, le partenariat fonctionnait parfaitement. Chacun y trouvait son compte dans la paix. 

La jeune femme s'habilla confortablement et fila au volant de sa petite voiture qui crachota durant tout le trajet. 



Helldown 1.5 "L'appel de la sorcière - Les origines "Où les histoires vivent. Découvrez maintenant