Chapitre 4

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Anna est penchée sur son bureau de bois clair. Devant elle, des feuilles raturées sont éparpillées. Elle a choisi la terminale C en âme et conscience, mais les équations différentielles lui échappent définitivement.

Elle repose finalement son stylo, éreintée. Son œil bleu rebondit sur son réveil rouge : il est déjà quinze heures. Il est temps qu'elle retourne au lycée pour son cours d'italien.

Elle se lève en soupirant. Dehors, il pleut des cordes. C'est avec résignation qu'elle enfile de nouveau ses bottes, lance son sac sur son dos et descend les escaliers. Dans l'entrée, son manteau noir et son écharpe l'attendent avec impatience.

Elle attrape un parapluie au passage et s'engage dans la rue vide bordée de haies mortes et de quelques poubelles. Décembre est là : elle peut le voir aux lourds nuages gris, et le sentir au vent qui lui fouette le visage.

Son parapluie se retrouve alors balloté de droite à gauche. Anna a beau le retenir du plus fort qu'elle le peut, l'air finit par avoir raison de lui. C'est avec horreur qu'elle le regarde se retourner, et qu'une trombe d'eau s'abat sur elle.

« Et merde ! » jure-t-elle. Elle court. L'école n'est pas loin : elle passe les grilles blanches, et pousse la porte vitrée avec son épaule. La chaleur de l'intérieur et le bleu ciel de ses murs lui procurent une illusion de paradis... Bientôt éclatée en mille morceaux dès qu'elle aperçoit une adolescente aux cheveux bruns.

A son grand soulagement, ce n'est pas Alice. Elle secoue la tête. Ses doigts remontent vers les longs cheveux noircis par la pluie qui gênent sa vue. Elle les ramène derrière son oreille et s'engage dans l'escalier carrelé.

Depuis qu'elle lui a avoué ses sentiments, son amie ne lui parle que très peu. Jamais elle ne l'a regardée en face pendant les trois semaines qui se sont écoulées. Lucas, quant à lui, n'a pas l'air d'y comprendre grand-chose, et se réfugie de plus en plus dans son Walkman. Le pire, c'est que c'est pour écouter du France Galle !

Et au fil des jours, Anna se sent de plus en plus troublée. Ne serait-ce pas normal que l'autre adolescente ait réagi comme ça ? Une fille qui en aime une autre... Cela ne court pas les rues. De plus, dévoiler son orientation sexuelle n'a apporté que des mauvaises choses. N'est-ce pas justifié que les médecins considèrent l'homosexualité comme une maladie mentale, au final ? Ne serait-elle pas anormale ?

Elle atteint enfin le premier étage, et se place face à la porte devant laquelle attendent les autres élèves de sa classe d'italien. Des bruits de pas se font entendre dans le couloir à demi vide. Madame Lenoix passe devant elle, s'arrête quelques secondes, et se retourne.

« Anna. Est-ce que tu as cinq minutes, après le cours ? chuchote-t-elle.

— Hein ? Non, j'ai entraînement de...

— Tu ne peux vraiment pas ?

— Je suis désolée, mais...

— Quelle impolitesse ! s'écrie alors l'enseignante en faisant mine de se faire bousculer. Anna, tu viendras en colle après le cours ! »

L'intéressée reste bouche bée alors que l'adulte ouvre la porte d'un air faussement énervé. ... Elle se fout de moi ? Des murmures s'élèvent autour d'elles. La sonnerie retentit : elle n'a pas d'autre choix que d'entrer. Elle serre le poing, piquée au vif.

Autour de sa chaise en bois, le temps passe à une vitesse abominablement lente. Des branches des arbres dénudés à sa voisine de table, tous paraissent avancer au ralenti. Elle soupire. Son cerveau peine terriblement à aligner les quelques mots d'italien dont elle a besoin pour former sa phrase.

« Sujet, verbe, complément », murmure soudainement une voix dans son oreille. Elle se retourne en sursaut. C'est sa professeure qui lui fait face. Ses lèvres indéfiniment rouges forment un petit sourire malicieux : Anna détourne le regard. « Oui, excusez-moi », marmonne-t-elle.

« A quale categoria appartiene ognuno dei tre documenti? » Je suis conne. C'est d'une simplicité affolante ! Elle saisit son stylo, désespérée, pour écrire « testo letterario ». Sujet, verbe, complément... Mon cul. La blonde est déjà retournée à son tableau noir. Sa jupe patineuse noisette lui va à merveille, remarque l'élève. Elle va du dessus de sa taille à ses genoux, et met en valeur son ventre manifestement plat...

Stai zitta, Anna. Elle secoue la tête, et se concentre de nouveau. Tiens, j'ai eu juste.

Le reste de la correction se fait assez rapidement, et c'est avec une certaine classe que Madame Lenoix repose sa craie à la seconde même où la sonnerie retentit. Un rictus satisfait s'étale sur son visage jeune. « Pour la semaine prochaine, expression écrite. »

L'adolescente fait son sac, et se dirige vers la sortie. Quelle n'est sa détresse lorsque l'enseignante lui barre la route ! « Tu as une heure de colle, je te signale. » Elle soupire. Je devrais aller à la boxe...

La salle se vide. La fille aux yeux bleus prend place sur une table au premier rang.

« Qu'est-ce que je dois...

— Ce n'est vraiment pas juste ! la coupe l'adulte. »

Elle se tait, surprise. « Ça fait trois semaines que je t'envoie des signaux pour que je te parle après l'heure... Les regards appuyés n'ont pas marché, alors j'ai fait une compréhension écrite sur l'heure de retenue, mais tu l'as aussi ignoré ! J'ai même failli mettre Answer to the Master de Def Leppard pour que tu y répondes enfin ! Enfin quoi, je suis si chiante que ça ? »

Les quelques secondes qui suivent permettent à Anna d'analyser le ridicule de la situation : finalement, elle éclate de rire. « Madame, je suis désolée, mais je n'ai vraiment rien vu ! » L'intéressée écarquille les yeux, puis se renfrogne.

« Enfin, c'est du passé, maintenant, bougonne-t-elle. Du coup... Avec Alice, comment ça s'est passé ?

— Alice..., soupire l'autre avec un sourire triste. Comme je l'avais prévu.

— Vous sortez ensemble ?!

— Non, elle me fait la gueule.

— ... Oh. »

Un brin de silence pousse. « Elle ne te parle plus ? » Elle secoue la tête. Son enseignante prend un air compatissant. « Je vois... » Elle lui ébouriffe rapidement les cheveux. Pour une raison obscure, les larmes montent dans les yeux de la jeune fille. La douleur s'est réveillée.

« Ça arrive parfois, hein ? Tu aimeras d'autres personnes, dans la vie. » Elle hoche la tête, lèvres pincées. Putain de merde. Elle a juste le temps de voir l'expression de la blonde changer avant de fixer son regard au sol. Elle n'a pas pu sentir à temps sa tristesse se dérober de ses pupilles.

« Oh, Anna... » Madame Lenoix pose une main sur son épaule tremblante, et s'apprête à s'avancer, avant de s'arrêter net. Elle paraît hésiter quelques secondes ; finalement, elle fait volte-face, attrape un mouchoir et lui essuie doucement les joues. « Si elle t'ignore car tu es homosexuelle, crois-moi, elle n'en vaut pas la peine. »

Faible hochement de tête. Elle fronce les sourcils. « Allons », s'exclame-t-elle plus énergiquement en lui tapotant la tête. « Ne te laisse pas aller pour une imbécile ! » Un peu de désarroi pointe dans sa voix. L'intéressée relève le menton, et sourit. Le soulagement brille dans les prunelles brunes de l'autre.

« Ouf... Tu m'as fait peur, hein !

— Je m'en remettrai...

— J'espère bien ! N'hésite pas à venir parler, d'accord ? Tu promets ?

— Oui, oui, je n'hésiterai pas. »

Elle regarde rapidement l'horloge accrochée au mur blanc.

« Je suis désolée, Madame, je dois y aller...

— Oui, je t'en prie ! Et ne t'en fais pas, je ne noterai pas ton heure de colle, précise-t-elle avec un clin d'œil. »

Anna hoche la tête, et marche rapidement vers la sortie. « Bonne journée », dit-elle avant de s'engouffrer dans les escaliers. Le hall et la porte passent rapidement autour d'elle. Dans sa tête, c'est un bordel monstre.

Quel genre de folie lui murmure maintenant son cœur ?

Lumière Rouge [GxG] [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant