Chapitre 1: Le port

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Je regardais le soleil se coucher derrière l'horizon. L'heure était venue. Non sans peur, je me faufilais entre les containers, me rapprochant inexorablement du bord des quais. Un silence de mort régnait. Même les vagues qui s'écrasaient contre la balade semblaient retenir leur souffle. Dans mon champ de vision apparaissait petit à petit mon objectif: le cargo.

Le pont était désert. Les lumières éteintes. C'était ma chance.

Je m'apprêtais à courir vers la passerelle quand un bruit très léger parvint à mes oreilles. Des chaines. Je me collais à la surface métallique froide, de la sueur ruisselant sur mon visage, traduisant ma profonde angoisse. Me faire repérer serait la fin de tout. Les cliquetis se rapprochaient. Se faisaient de plus en plus nombreux. Mes jambes tremblaient d'une manière incontrôlable. Je tenais fermement la pochette en cuir qui pendait à ma ceinture dont le contenu m'avait causé tant de tourments et dont je ne pouvais néanmoins me séparer. De lui dépendait mon avenir. C'est lui qui m'entrainerait au cercueil ou bien me pousserait à me battre pour ma survie. Non, pas vivre. Survivre seulement. Comment serait-il possible de vivre dans ce monstre détraqué ? Comment aspirer à une vie meilleure alors qu'à l'instant même où je formulais ces pensées, des dizaines de vies humaines entravées défilaient sous mes yeux ? Jeunes et vieux. Hommes et femmes. Nourrissons et enfants. Le seul point qui les liaient tous les uns aux autres, hormis leur pauvreté, se balançait tout comme moi dans un petit sac. Leurs dés étaient tous ternes, opaques, d'un marron sans éclat, tous portant un numéro de un à six, répété sur toutes les faces. Malgré la pénombre, je les percevais très nettement dans leur pochette transparente, contrairement à la mienne, rendant les petits cubes clairement visibles.

Ces dés... Depuis toujours, ils nous avaient servis de carte d'identité. Faisant partie à par entière de nous, de notre naissance au jour de notre mort. A aucun prix nous ne devions le perdre ni même nous en séparer. Pour bonne et simple raison qu'une partie de notre âme était scellée à l'intérieur. Nous ne savions pas d'où venaient ces objets. Chaque nourrisson venait avec au monde. Et de ce jour jusqu'à la fin de notre vie ou de la destruction du dé. Nous ne pouvions pas nous en débarrasser même en aillant la volonté. Parfois il m'était arrivé de poser négligemment le mien, simplement pour me laver ou aller au marché. J'avais amèrement regretté cet oubli fortuit. Une douleur lancinante s'était emparée de tout mon corps. Aiguë. Assommante. Impossible de lui résister même avec toute sa volonté. Du moins impossible sans causer un coma foudroyant.

Un claquement de fouet me ramena durement à la réalité. C'était un jeune garçon d'une dizaine d'années qui recevait les coups. N'importe quelle personne censée aurait été choquée et se serait attendu à le voir fondre en larmes. Mais nous y étions bien trop habitués pour vraiment y porter attention. Pour leur donner la satisfaction de nous voir souffrir. Malheureux d'en arriver à ce genre d'état d'esprit. Il encaissa sans broncher, certainement sans même comprendre pourquoi cette sanction. Le regard vide. Les dents serrées. J'admirais ce spectacle sans rien dire. Certes je n'avais pas connu ce traitement inhumain de la part de ces hommes. Cependant, ma vie n'avait toujours été que clandestinité. Un boulet à trainer pour tout le monde. La vie de tous n'aurait été que meilleure si je n'avais jamais existé. Et je n'avais très certainement pas le courage de ce petit homme. Il restait auprès des siens. Moi je fuyais mes pairs. Fuis ma famille recomposée. Fuis mes horribles frères et soeurs qui n'avaient aucun lien de sang avec moi. Fuis ma belle-mère qui avait toujours posé un regard dégouté et dédaigneux sur moi. Fuis mon père, qui, plus que quiconque sur cette planète, me détestait. Le mot détester demeurant trop faible. C'était une haine viscérale. Il ne pouvait supporter que moi  j'ai survécu et pas elle. J'avais moi aussi pris l'habitude de sentir sa ceinture s'abattre sur moi. J'avais pris l'habitude que ses mots plus tranchants que des lames de rasoir viennent meurtrir encore davantage mon coeur, le rongeant de culpabilité. Malgré tout, je ne pouvais me plaindre. J'avais pu fuir moi et jamais je n'avais connu cette forme d'esclavage. Regarder cet enfant sans pouvoir rien faire m'était insupportable. Je me voyais un peu en lui. Son regard vitreux dans l'épreuve. Mais je ne pouvais agir. Par pur égoïsme. Il fallait que je m'échappe. Qu'importe ma couardise et mon insensibilité. Mon instinct de survie était plus fort qu'eux.

Les coups cessèrent de pleuvoir. Plus rien ne venait troubler cette paisibilité factice. Mon coeur tambourinait dans sa paroi. Je n'osais pas regarder le petit garçon. Voir s'il était encore debout. Je me sentais pitoyable. Pitoyable mais libre. Libre grâce à mon instinct de survie. Ce même instinct qui d'ici quelques minutes me pousserait à monter seule sur le paquebot. Les derniers prisonniers disparurent dans l'obscurité. C'était mon tour. Je m'élançais vers la passerelle et... 

ZodiacWhere stories live. Discover now