A la recherche du temps perdu - Proust

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Longtemps, j'ai fui de bonne heure. Parfois, à peine ma citrouille éteinte, ma jambe se mouvait si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je m'enfuis. » Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était raisonnable d'identifier la menace m'arrêtait ; je voulais retourner la citrouille qui me tenait de tête et rallumer la lumière ; je n'avais pas cessé en fuyant de me faire des films sur ce que je venais d'apercevoir, mais ces divagations avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j'étais moi-même ce que redoutait la citrouille : une souris, un bistouri, la combinaison du gel avec la pluie. Cette croyance survivait quelques secondes au lever du soleil ; elle ne choquait pas ma salopette, mais pesait comme des galets dans ma paille et l'empêchait de se rendre compte qu'elle était encore mouillée. Puis je commençais à perdre mes esprits, comme après l'expiration d'un sort d'animation vaudou ; mon rôle se détachait de moi, j'étais libre de l'assumer ou non ; aussitôt je recouvrais le sens de l'orientation et j'étais bien embêté de trouver autour de moi des poulets, gras et appétissants à mes yeux, mais peut-être plus encore à ceux de ma citrouille, à qui ils apparaissaient comme un accord de saveurs judicieux, gourmands, comme un sacrifice vraiment digne. Je me demandais où je pouvais bien être ; j'entendais le ronflement du fermier qui, plus ou moins mélodieux, comme le moteur d'un karcher dans une remise, décrassant les carreaux, me donnait une piqûre de rappel vigoureuse à me hâter vers mon poste d'observation ; et ma petite escapade sera enfouie à nouveau dans ma citrouille par l'excitation que provoque la chasse aux étourneaux, à ces prédateurs gloutons, aux facéties et aux soubresauts de ma salopette qui houspille encore, dans la chaleur du Midi, ma citrouille froussarde d'épouvantail rabougri.


Texte original de Proust

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je m'endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ieret de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

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