Chapitre 11 : Le Tavernier Cannibal

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Mon ange, lui, apparut à mes côtés dès mon entrée dans le manoir. Depuis tout ce temps, il avait été accaparé par le jeune Guyot, dont les yeux rougis me laissaient deviner le sujet de leur conversation. Lazare, lui, était à bout de nerfs. Il n’était vraiment pas fait pour ce rôle.

-Je vais leur arracher la tête avant la fin de soirée, murmura-t-il à mon oreille.

-Tu es censé être un ange, pas Lucifer.

Guyot s’afférait autour de la table, chargée des mets du repas. C’était frugale, bien évidemment. La cuisinière était partie peu de temps après le départ de ses maîtres Mortemart, laissant l’écuyer seul pour surveiller les terres de ses seigneurs. Il avait cuisiné quelques petites choses, à l’allure fort appétissante. Mais mes avis que cela ne conviendrait pas au palais du Seigneur Chabanais. Cet homme riche comme Crésus –évidemment, il appartenait à la famille fondatrice de Confolens-, devait avoir les mêmes habitudes que ce maudit fils de…

-Lazare, fis-je en me dirigeant vers la table. Tu as bien faillit m’embrasser, tout à l’heure ?

Au plus j'y pensais, au plus j’avais l’impression d’avoir rêvé ces quelques secondes.

-C’était une grossière erreur.

Le sang se figea dans mes veines. Je n’osais lever les yeux, de peur de lire dans les siens une froide logique.

-Elle ne se reproduira jamais, Pernelle, je te le promets. Désolé de t’avoir fait subir ça.

Glacée, je m’essayai face à Alix, dont le chaud sourire ne m'atteignit pas. L’ange de la maison alla s’asseoir de l’autre côté, avec la sérénité due à son rôle. Les flammes des chandeliers se reflétaient ses plumes immaculées, lui donnant un aspect à pleurer.

Cela ne se reproduira jamais.

Bon sang! Le pire, c’était qu’il était un homme de parole !

-Que fait le Seigneur Chabanais ? s’impatienta Guyot. Nous l’attendons depuis des heures…

-Calmez-vous, monseigneur. Il doit longuement travailler pour la paix de tous.

Le jeune écuyer serra les dents, luttant pour ne pas montrer sa colère à Alix. Je le plaignais presque. Être épris d’une future morte était difficile à vivre.

-Etre bon ne justifie pas d’être malséant, cingla Lazare.

-Oh, monseigneur l’Ange, soupira Alix. Pouvons-nous manger sans lui, ou devons-nous l’attendre ?

Le griffon me jeta un coup d’œil, interpréta la pâleur de mes joues. De travers, bien évidemment.

-Sœur Pernelle me semble sur le point de défaillir, mes amis. Je suis ici pour elle, aussi dois-je veiller à son confort. Mangeons.

Les deux humains soupirèrent de soulagement. La bienséance avait empêché jusqu’à leurs estomacs de gargouiller, mais le signal donné, ils mangèrent goulument. Chaque bouchée tomba sur mon estomac noué.

-Monseigneur Guyot, fit Alix, en avalant un morceau de pomme de terre rissolée. Si cela devait être mon dernier repas, je serais la femme la plus comblée au monde.

L’écuyer pâlit, posa sa cuillère avec une mine sombre.

-Dame Alix, par pitié, ne formulez pas de tels propos. Je…

-Que Dieu me vienne en aide ! s’exclama-t-on. Je suis plus rond que prévu, j’ai vu une grenouille dompter un serpent !

Ces mots furent ponctués d’un rire stupide, que je n’aurais pas cru entendre de la part du Seigneur Chabanais. Sa haute silhouette austère tangua dans la pièce, sa mise noire formant une tache sombre en ces lieux. Il s’effondra sur une chaise, empestant la vinasse et le sexe de bas étage. Tiens donc. Il existait encore des bordels dans cette région sinistrée par la Mandragoule ?

Les Affres d'une GrenouilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant