j'irais au bout du rêve

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     Je laisse échapper un soupir et regarde autour de moi, dubitative. Je nettoie depuis 7h et pourtant j'ai l'impression de ne pas avoir avancé. Enfin, c'est toujours mieux que la semaine dernière, me dis-je à moi-même. Lorsque j'ai racheté ce vieux moulin avec l'argent de Charlotte, je ne pensais pas que la rénovation serait si difficile. Mais j'y arriverais, je le sais. Pour moi, pour lui, pour nous. Surtout pour lui. Je souris tristement, les souvenirs se bousculant dans ma tête. Je me revois à ses côtés, occupée à préparer mon premier gombo alors que j'avais à peine six ans. Nous étions ensuite allés sonner chez les voisins afin de partager nos repas. Je me souviens de l'immense sentiment de fierté qui m'avait envahi lorsque mon père m'avait dit que mon gombo était le meilleur qu'il n'avait jamais mangé. Aujourd'hui c'est pour lui que je cuisine. Que je travaille si dur. Parce que je veux réaliser le rêve qu'il n'a pas eu le temps d'accomplir. Notre rêve à tous les deux.

Je secoue la tête et me reprends, ce n'est pas le moment d'être sentimentale, j'ai encore du pain sur la planche. Mais avant ça, je vais aller manger parce que je meurs de faim. Mon estomac émet un gargouillement, comme pour approuver ma pensée.

Je flâne dans le centre-ville, à la recherche d'une brasserie qui ne serait pas remplie de touristes. Nous sommes au mois de mai et à cette période de l'année, la Louisiane grouille de gens venus des quatre coins du monde. Pas que ça me dérange même si ça me donne plus de travail au Duke's Cafe.

Finalement, j'ai tellement faim que je me décide à entrer dans le restaurant le plus proche. Mais un bruit résonne jusqu'à mes oreilles et me fait changer d'avis. Je crois reconnaître le son du saxophone et la personne qui en joue le fait divinement bien. Sans que je m'en rende vraiment compte, mes pieds me portent jusqu'au musicien. C'est dans une petite rue un peu moins passante que je le vois. Il n'est pas très grand, doit avoir mon âge ou peut-être un peu plus. Il a des cheveux longs attachés en un chignon désinvolte. Il porte une chemise à motifs assortie à des bretelles colorées et je ne peux pas m'empêcher de penser que l'association des deux est catastrophiques. Mais étrangement, ça lui va bien.

Ce qui me surprend le plus, c'est la façon dont il joue. Les yeux fermés, une mine ultra concentrée, il est complètement habité par sa musique et ça me frappe en plein cœur. Je suis tellement bouleversée par sa façon de jouer que je me rapproche de lui. J'attends qu'il termine son morceau et qu'il revienne à la réalité avant de lui parler. Lorsqu'il rouvre enfin les yeux, ces deux iris verts se plongent dans les miens. Personne ne dit rien pendant un instant qui doit durer une seconde mais qui me paraît être une éternité. Les battements de mon cœur s'accélèrent, je ne comprends pas ce qui m'arrive. Le feu qui habite son regard me déstabilise. Il faut que je dise quelque chose. Je m'efforce de reprendre le contrôle de moi-même et parviens finalement à balbutier quelques mots.

- Je... Tu joues vraiment, vraiment bien et je voulais te le dire.

Il ne dit rien, se contente de sourire. Mince, qu'est-ce que je fais maintenant. Je n'avais jamais été autant déboussolée par quelqu'un et je n'aime pas ça du tout.

Comprenant qu'il ne dira rien, je prends sur moi et continue.

- En fait, c'était vraiment incroyable. Ça fait longtemps que tu en joues ? demandé-je en désignant son instrument.

Encore un sourire. J'en viens même à me demander s'il n'est pas muet ou sourd, voire les deux, lorsqu'il se décide enfin à parler.

- Du plus lointain que je me souvienne, je crois que j'ai toujours joué du saxophone. Je ne peux pas vivre sans.

Je souris à mon tour, il a l'air vraiment passionné. Je ne saurais expliquer pourquoi mais ce garçon m'intrigue.

- J'allais manger, tu... Ça te dirait de venir avec moi ? Je t'invite !

La Princesse Sans La GrenouilleWhere stories live. Discover now