Intro

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Cela faisait un bout de temps que la paroisse de chez nous était dans un piteux état. C'était une petite chapelle de pierre et de crépis, dorée par un soleil vieux d'une éternité et battue par un milliard de pluies croulantes. Elle n'intéressait plus personne au village, tous s'étant détournés des croyances qui l'avaient un jour construite, et plus un ne prenait même le soin de venir admirer ses fresques en décompositions et les visages des dieux qui venaient s'écraser dans un sol sec de poussière et humide de boue. Avec les décennies, elle avait comme reculée, décimée, s'écartant chaque année un peu plus de la vie, et s'était isolée à la bordure des champs en présence de quelques tas de cailloux que nous nommions orgueilleusement ruines. Comme une veuve centenaire délaissée, ayant perdu ses fils et dont le sang ne coulait plus en personne. Si je l'avais seulement pu, je l'aurais mise sous garde, tout en pitié et désintéressé, dans un quelconque hospice. En été, il m'arrivait de passer à côté à bicyclette, rejoignant quelques amis présomptueux qui ne m'attendaient pas. Je soulevais les gravillons que je remplaçais par des mégots jetés à ses pieds. Les vieilles choses ont toujours eu la particularité de tordre mon cœur et briser mes dents sans ne pouvoir m'attrister. Il s'agit plutôt d'un malaise concis, d'une pitié sans compassion, d'une répulsion malsaine. Comme pour ma tante, qui prenait des rides à vue d'œil, s'enfonçant à chaque seconde un peu plus dans l'antiquité dont elle était désormais l'un des incontournable monument. Et je jure bien qu'une fois, je vis une araignée coudre de son fil blanc sur l'épaule de ma daronne.

Lorsque l'été venait lécher mes cicatrices brûlantes, je sortais dos nu, tout grandit de mes dix neuf ans, et laissait glisser le vent le long de ma peau boursouflée. Je m'appliquais à en prendre chaque rasade avec plaisir et décontenance, jouant sur la vélocité de mes tours de pédales et des muscles de mes épaules peu développées, scapulas en avant comme un torero de grande foire. Les cornes de mon guidon étaient ma seule vision nette, le reste n'étant qu'un amas de verdure en activité s'entrecoupant parfois d'une route à l'asphalte craquelé et soulevé en des plaques torrides et disgracieuses. J'allais partout, les cheveux soufflés et les narines estampillées par les graminées que soulevaient mes pneus de caoutchouc. Je disait à mes amis de droite que j'avais à faire avec ceux de gauches et à ceux de gauche que j'étais occupé par ceux de droite. Ainsi, j'avais toujours une excuse pour me déplacer à droite à gauche sans ne jamais être vaincu par l'ennui. Enfin, pour parvenir à ce résultat, il fallait que les bonnes conditions soient toutes entièrement réunies. C'est-à-dire que je comptais sur mes jours de congés, les rayons de l'astre et l'assoupissement des cousins pour pouvoir espérer enfourcher mon vélo et piquer une tête avec mes camarades. Mais quand ça se produisait, je me disais que c'était pour toute la vie. J'étais marié à l'air et je n'avais même pas eut à poser un pied dans l'ancienne chapelle pour ça.

Le reste du temps, je le passais à rêver du moment où tout cela se produirait. A chaque caisse que je soulevais, je délivrais une pensée à la fille que j'embrasserais le lendemain, aux frères de cœur qui m'attendaient indéfiniment prêt de la rivière et au ciel qui s'enflammerait pour moi. Et je soulevais beaucoup de caisse, ces jours-là. Triant les cartons alimentaires, mettant de côté les boîtes de conserves cabossées et écartant les outils rouillés. La remise où je dépensais mes jours était un espèce d'atelier, crée à partir des fondations d'un vieux et immense hangar, qui au vu de sa forme avait bien dû abriter quelques avions pendant la guerre, dont le cambouis tâchant le sol n'en était que l'attestation certaine. Et, les odeurs de leurs balles et de leurs sangs imprégnant encore l'air, de nombreux hommes s'activaient en son antre, tous pourvus à des tâches plus ou moins semblables. Ce n'était pas une usine à proprement parler, nous ne construisions rien de nous-même, mais au moins y avait-il toujours des menottes pour clore les boîtes, compter les sachets, empiler et envoyer. Dans des mouvements ininterrompus et répétitifs, nous nous appliquions machinalement à nos tâches en nous permettant quelques écarts mentaux avec la réalité. Puis, sur les douze coups de midi précis, la cloche sonnait et nous déballions sandwiches et étalions la marmelade sur nos pains blancs. A ce moment-là, Louis venait toujours s'asseoir sur la caisse à côté de la mienne et me sermonnait tout le long du repas de sa voix en demi-temps, avalant ses syllabes avec l'infâme et éternelle soupe qu'il gorgeait.

« Et... Et... Les tu-tu-tu... Les voitu-tures de ton... Ton... Ton... Oncle, elles... Elles... Elles... Sont tou... Tou... Toujours aussi belles ? »

La question, comme le marquage rayé d'un vinyle édenté, était toujours la même, bedonnante et sautant des mesures. Néanmoins, j'attendais toujours patiemment qu'il ait fini sa phrase, me disant qu'un jour apparaîtrait une suite et dévoilerait le génie caché du gaillard. Mais la question était toujours posée à la même heure, à la virgule et aux points de suspension prêts, sans oublier le papillonnement des cils de Louis, qui peinait à cligner des yeux. La première fois qu'il m'avait parlé, juste pour me demander mon nom, cela nous avait prit tout le repas, si bien que je me demandais s'il avait seulement écouté et retenu la réponse. Et, de même, je ne variais jamais la suite de la conversation.

« Tu sais, mon bon Louis, ça fait un bout de temps que je l'ai pas vu, l'oncle. »

Et Louis recommençait à papillonner des paupières, les faisant tressauter avec conviction comme s'il cherchait quelque chose à dire, mais il n'ajoutait jamais rien. Pour quelques raisons qui m'échappaient, il semblait s'être épris de cette histoire de voitures que j'avais inventé de toutes pièces. Tout ça parce que je lui avait une fois raconté qu'un de mes très riche oncle possédait un tas de voitures de luxe qu'il gardait sous clé sous un garage de bois et de pierres usées jusqu'aux tronçons. Je lui avais dit que le tonton passait son temps à faire briller leurs carrosseries à coup de chiffons huilés et lustrait leurs gentes jusqu'à ce qu'elles lui renvoi son reflet. Je lui avait dit que son épouse, à bout, l'avait quitté sans que l'homme ne s'en soit aperçu, et que le type était toujours allumé de sa passion et continuait à bichonner ses machines. Tout n'était pas que mensonge, je possédais bien un vieux oncle aux os brisés et détrempés, mais les seules gentes qu'il avait été celles de son fauteuils rouillé, qu'on associerait plus à une carcasse d'épave qu'à un monstrueux engin de route. Enfin, bref, ces jours-ci de travaux manuels et de paies d'été, Louis était le seul qui venait m'adresser la parole sans aboyer d'ordres et il était aussi le seul à qui je daignais répondre. En ce, il était donc le seul à qui je pouvais sciemment mentir.

Et les étincelles luisaient, et tout implosait, des crachas de flammes engourdies se créant à la surface de l'atmosphère.

Les journées de travail se terminaient toujours de la même façon, redondantes. Je finissais mes soirées seul dans ce cagibi que mes cousins m'avaient donné pour chambre, généralement une canette de bière serrée à la main, pendant que je les écoutais siroter leurs verres de mauvais rhum sans glaçons, en tirant sur leurs cigarettes d'usuriers. Des fois, je parvenais à saisir des bribes de musiques qui s'élevaient à quelques pâtés de maisons plus loin, où un pianiste inconnu torturait tant et si bien son instrument qu'il devait en avoir les mains couvertes d'épais sang rouge. Ça devait dégouliner entre ses doigts, en un jus chaud qui s'infiltrait par les pores de sa peau et creusait des sillons à même ses veines, empruntant ses artères pour animer ses poignets avec passion et folie. Et ça dégoulinait partout sur les touches. Les tons, les demi-ton, et tout l'ivoire et le bois de son piano devait être imprégné de son sang à l'odeur ferraille. Ce type, rien qu'à l'entendre s'exciter sur ses touches, il était certain qu'il avait un grain. Parce que son piano pleurait, en des cascades de notes, il hurlait une détresse qui saisissait aux tripes. Parfois, j'avais l'impression que c'était toute la cité qui s'arrêtait de battre pour écouter les harmonies du timbré, et dans ces moments-là, je serrais tellement les dents que j'en faisait éclater mes gencives. Après ces concerts nocturnes, j'étais incapable de rester en place. Comme accaparé par une pleine lune sauvage, je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Alors, pour éviter de ne me retourner éternellement sur mon coussin jusqu'à en mordre mes draps, je m'évadais dans la nuit couleur noir cuivrée, mi-huile mi-ébène, et j'étais son alumette. J'embrasais les cieux et je rentrais épuisé, les cernes noires pendantes ne quittant mes yeux que lorsque viendrais le prochain soir où le pianiste aurait son mot à dire. Et lorsque ça ne se produisait pas, je me contentais de lire certains magazines fades à l'encre qui accrochait l'index.

Le sillon tracé dans la poussièreWhere stories live. Discover now