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Marie et Sarah échangèrent un regard moqueur alors que la « marâtre » leur présentait une nouvelle fois son dos gras et ridé, dont les bourrelets tombaient en escalier, et venaient engloutir ses hanches menues, à tel point que ses jambes en étaient ridiculisées. La marâtre était, en plus d'être rondelette, courte sur pattes, ce qui n'arrangeait pas l'envergure de son poids. Elle commençait maintenant à se faire vieille, et sa peau fripée devenait molle, relâchant muscles et organes dans des vibrations disgracieuses. Et le caractère de la pauvre dame n'arrangeait pas la chose. Si aucune de ses élèves ne s'était prise à penser que le mental avait un quelconque impacte sur le corps humain avant de ne la rencontrer, elles avaient désormais remédié à la chose. Cependant, elle n'était jamais la proie aux ricanements, à part les bévues des nouvelles arrivantes, qui se faisaient corriger si vite et de manière si virulente que l'on ne les y reprenait plus. Ce n'était d'ailleurs pas d'elle dont les deux jeunes filles riaient en silence, mais de l'élève qui avait, de nouveau, le bec trop près de l'haleine désagréable de la marâtre. Celle-ci ne devait pas comprendre le fonctionnement des sens humains, puisqu'au lieu de s'adresser aux tympans de la jeune fille, elle préférait se rapprocher dangereusement de son nez, à tel point que ses incisives se seraient refermées sur ses narines si elle avait daigné arrêter de hurler. Mais pourquoi se serait-elle de toute façon abstenue de crier, en ce qui concernait Emilie ? La punition était méritée. Et même trop digne pour la fille. Comme à son habitude, elle restait de marbre, insipide comme si la sentence glissait sur elle sans ne laisser de tâche. Elle ne semblait jamais surprise par ce qui lui tombait dessus, et restait frigide, bornée, ses yeux globuleux fixant son interlocuteur d'un air méprisant. Seuls ses cheveux daignaient bouger, emportés par les crachats de la marâtre. Celle-ci brandissait l'objet de la réprimande de sa main droite comme s'il s'agissait d'un trophée. Alors qu'elle passait dans les rangs en évaluant l'avancée des travaux de coutures de ses jeunes élèves, son regard avait été attiré par les petits points rouges qui se déplaçaient sur le pupitre d'Emilie. Elle n'avait alors par eut besoin de plus de vérifications pour savoir que la jeune fille avait recommencé ses méfaits. Régulièrement, Emilie attrapait des gendarmes, qu'elle préférait au rouge éclatant et aux nombreux pois noirs, juteux et épais si possible, et les piégeait alors dans son taille-mine. Puis elle les déplaçait dans un petit pot de verre et les exposait ainsi sur son bureau, de façon à les garder à l'œil toute la journée, jusqu'à ce que les pauvres bêtes finissent asphyxier et meurent sur le dos. Alors elle les jetait puis repartait en chasse. La marâtre l'avait suffisamment admonesté les premières fois pour désormais directement sortir sa règle de fer. Elle demandait alors à la jeune fille de lui tendre ses doigts, en réunion autour du pouce, et la tannait de violents coups qui ne faisaient pourtant pas même frémir l'un des sourcils d'Emilie. La sentence était si souvent reproduite que les doigts de son élève ressemblaient maintenant à la vitrine d'une charcuterie. Si les premiers jours Emilie avait enrubanné ses doigts de sparadrap, ils avaient sauté à la punition du lendemain. Aujourd'hui, elle attendait juste le jour où elle ne sentirait finalement plus la douleur, jour auquel -elle en était persuadé- une épaisse corne aurait envahie jusqu'à sa paume. Pour en venir plus vite à cet instant, elle comptait sur son violon, et laissait sur son manche, après de torrides leçons, des traces de sang qui devenaient marrons en séchant. Les gendarmes n'étaient pas la seule bévue de l'élève, et c'était loin d'être la plus étrange. Il avait d'ailleurs suffi de bien moins que cela pour que ses camarades, et l'institut entier, en fasse la tête de turc commune. Mais la jeune fille ne bronchait pas plus, malgré les malheurs que lui infligeaient les autres. Et personnes ne se mettait en travers des moqueries qu'on lui infligeait et des coups qu'elle recevait. En ce, l'école féminine montrait un parfait équilibre entre ses élèves, qui, toutes, mêmes les plus jeunes, partageaient un point commun qui les réunissait : une haine sans faille envers Emilie. Ainsi, la bonne entente prônait dans les couloirs, messes basses et châtiments que s'infligeaient autrefois les élèves avaient disparu à l'arrivée d'Emilie. Les professeurs, qui eurent tôt fait de le remarquer, s'en gardèrent bien d'en glisser un mot à la direction, qui se félicitait désormais de posséder les couloirs les plus calmes et aimables sur les alentours.

Les gendarmes d'Emilie ne moururent pas d'asphyxie ce jour-là puisque la marâtre se contenta d'exploser le pot de verre au sol, d'en écraser ses locataires qui produisirent un bruit spongieux en guise de dernier souffle, et d'exiger d'Emilie qu'elle nettoie ensuite les lattes du parquet de ses mains crasseuse, noires d'encre et de sang. La jeune fille s'exécuta en silence, sans même un soupir, le menton levé. Et elle n'avait pas fini son labeur lorsque la cloche sonna. Toutes ses camarades quittèrent alors la classe en grande pompe, et la porte fut fermé par la marâtre elle-même, non s'en un regard plein de mépris envers sa jeune élève qui noircissait ses genoux poisseux au sol. Regard qu'Emilie ne prit pas la peine de lui retourner.

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⏰ Last updated: Aug 21, 2020 ⏰

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Le sillon tracé dans la poussièreWhere stories live. Discover now