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Le cinéma de cette petite ville pouvait contenir jusqu'à cent cinquante personnes assises, et plus encore si d'autres consentaient à rester debout ou bien à s'installer sur les marches, qui descendaient la salle, toutes en cascades de velours. Et le patron en était fier, de cet endroit. Le patron, et c'était connu de tous, mourrait certainement ses bobines au bras. Il aimait le cinéma, il en était férue depuis tout petit, alors que la technologie n'était pas encore suffisamment avancée pour se permettre le son. L'odeur des câbles, les poussières qui vacillaient dans la lumière du projecteur, l'immense toile blanche qui s'étendait en fond de salle, il aimait tout cela. Il avait vu nombre de films. Certains l'avaient prit aux tripes, soulevant mille émotions qui tapissaient son antre, d'autres n'étaient que des navets sans intérêt, qu'il regardait alors d'un œil très sarcastique. Le patron était un grand romantique. Il était comme un bleuet devant les films, à fleur de peau, fragile... Au dehors, les enfants l'appelaient le vampire, sans doute à cause de son teint blanc, preuve qu'il ne quittait sa salle sous aucun prétexte, de ses joues creusées et de son long visage qui s'étirait, coupant, sur six pieds de long. Il prenait de l'âge, maintenant, mais portait pourtant les même petites lunettes rondes, finement cerclées et ciselées, qui sculptaient et mettaient bien en valeur l'ombre de ses cernes, qu'il y a vingt ans. Personne ne le savait au village, mais le patron était le fils d'une longue lignée de marins, des hommes tout en muscle et teint doré, la peau tannée par le soleil et le sel de grande mer, des épaules lourdes et trapues, des carrures imposantes auxquelles il manquait plusieurs paires de dents. Déjà tout gamin, c'était pas sa place là-bas. Il avait vécu un véritable enfer sur le port, inadapté à l'environnement, sentant que personne ne pouvait le comprendre et comprenant qu'il ne pouvait sentir personne. D'ailleurs, en parlant d'odeur, rien que celle qui se dégageait des sardines le rendait malade.

Tiens, je me souviens d'une fois où mon frère avait ramené un seau d'anguilles encore vivantes du marché. Des anguilles de rivières, et ça l'intriguait, le frangin, parce qu'il n'avait jamais vu des créatures pareilles. Il ouvrait grand les yeux, remuait les menottes. Ça lui paraissait être des animaux exotiques, des choses formidables, il les couvait du regard. Mais moi, à les voir là, qui cogitaient au fond de leur cellule rouillée, roulant des yeux vides, aux pupilles constamment fixées sur le même point, c'est-à-dire le ciel, je n'avais éprouvé qu'un dégoût, et j'avais tiré une moue à en faire battre le tonnerre. Elles étaient ridicules et sales, ces bestioles, gluantes, passant leurs corps les uns au-dessus des autres en faisant frétiller leurs entrailles. La vie les quittait, se vidant dans les gouttelettes d'eau qu'elles éparpillaient de partout. On aurait dit un suicide collectif involontaire, meurtrier et stupide. J'avais retenu mon frère par les épaules lorsqu'il avait repris son seau, et l'agitant, le sourire goguenard et le menton haut, avait déclaré, fulminant :

-Faut que papa voit ça !

-Quoi ? Mais tu rigoles ? Ça va pas lui faire plaisir de voir que t'as acheté ces choses à trois sous la pièces, surtout si c'est pour les regarder mourir dans sa cuisine...

Et le petit bonhomme brun, plus jeune et déjà mieux monté que moi, s'était retourné en me dévisageant, les sourcils froncés, sincèrement décontenancé par mon avertissement.

-Comment ça ? Bien sûr qu'il va aimer mes anguilles, le père.

Et sur ce, il avait levé haut les pieds pour surplomber la marche du pas de la porte de notre petite maison du quai, qui était sans cesse empoisonnée par l'odeur des défections humaines que la marée tirait vers nous et des carcasses des poissons qui choyaient quasiment devant nos murs. Ses rideaux étaient imprégnés de cette puanteur, qui s'était infiltré jusqu'à la moelle épinière des meubles, entre les artères en tissus des fauteuils et leurs métacarpes de ressorts grinçants. Mais personne n'en était ni surpris ni dérangé. J'avais même déjà vu plusieurs fois mon père, au petit-déjeuner, assis devant du pain mouillé, à sa table veineuse tailladée jusqu'aux os, prenant une grande inspiration de cet air malsain, qui lui faisait pousser un sourire d'allégresse, avant de déclarer, du ton bourru qui faisait trembler l'âme entière de la maison :

Le sillon tracé dans la poussièreWhere stories live. Discover now