35. La marche des photosaures

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Les tous premiers dieux de l'Omnimonde formaient une race versatile. À leur apogée, ils étendirent leur empire sur presque tous les mondes connus, Sol Finis y compris – car les Sermanéens étaient de leur espèce.

Ils s'étaient dotés de puissants outils, des machines semi-biologiques aux consciences primaires, inférieures aux leurs. Les notions de temps, de passé, de mémoire étaient approximatives pour les omnisaures, capables de demeurer en sommeil durant des millénaires, en attendant que leurs maîtres les rappellent.

Après le déclin de leurs maîtres, les omnisaures errèrent longtemps de par l'univers. De cette époque sombre demeurent encore les échos de leurs chants attristés.

Caelus, Le Monde Solitaire



Dans les regards des élèves qui se tournaient vers la source du martèlement lointain, Seryn reconnut un émerveillement, rare dans un monde qui se mourait à petit feu. Un souvenir remonta à la surface ; elle avait été à leur place, quinze cycles auparavant. Avant de se heurter aux tempêtes des Confins, aux morsures du froid et aux blessures de l'âme sans cesse infligées par les démons.

Seul Ikar ne semblait pas impressionné, comme si les photosaures étaient exactement ce qu'on lui avait décrit, ce à quoi il s'attendait. Vous n'êtes pas dissemblables des gravures dans nos livres, semblait-il penser. Vous ne me surprenez pas.

La horde des photosaures circulait aux alentours de la Barrière. De mémoire de solain, ils avaient toujours été là. D'un siècle à l'autre, l'une de ces antiques créatures cessait de fonctionner, ou de vivre. Difficile de trancher pour ces êtres mi-chair, mi-machine, dont la peau était de roche et les articulations d'un métal inconnu aux forgerons.

Ils étaient si anciens que des cristaux et des concrétions avaient vu le jour sur leur surface, des marées de lichens dévalaient leurs pattes d'araignée ; leur peau fendue par le gel semblait former de grands dessins. Comme des symboles.

On les reconnaissait à leur taille et leur forme variable. Les nomenclateurs leur avaient donné des noms et on suivait ainsi le mouvement chaotique de leur horde, on traçait le chemin des groupes sans cesse scindés et rassemblés. Ils faisaient le tour de Sol Finis.

Le plus grand, qui menait le groupe d'aujourd'hui, était Rexolae. Son corps, minuscule en comparaison de la longueur de ses membres articulés, culminait à deux cent mètres du sol – presque la hauteur du Col de Téralis.

« Que sont-ils ? Conscients ou machines ? demanda Ikar, comme s'il pressentait que Seryn saurait lui donner une réponse plus consistante que les spéculations de ses livres.

— Quelle version veux-tu ?

— Votre conviction, primagister.

— Les photosaures sont dotés de conscience. Celle-ci est très éloignée de la nôtre, mais elle est indubitable. J'en ai moi-même fait l'observation. Il nous est impossible de communiquer avec un photosaure, mais on peut sentir leur présence.

— Ils sont là depuis plus longtemps que nous. Ils auraient certainement beaucoup à nous dire sur Sol Finis.

— Je gage que le temps ne s'écoule pas de la même manière pour eux. Notre existence n'a peut-être duré que le temps d'un battement de cils. Ils ne se sont peut-être pas encore rendus compte de notre présence. »

Seryn refit le bandage approximatif de sa jambe. Les blessures internes qu'elle avait reçues dans la distorsion l'élançaient toujours. Il lui faudrait consulter le maître-guérisseur de Téralis, et cette perspective de temps perdu ne l'enchantait guère.

« Pour moi, les photosaures sont nos prédécesseurs. Nous sommes à peu près sûrs que la lumière du jour provient des Sermanéens, de la déesse Hela. Les photosaures réagissent à cette lumière, à la manière de végétaux. Ils s'arrêtent de marcher la nuit et, lorsque la journée est entamée de quelques heures, reprennent vie. Je pense que les dieux les ont créés, mais qu'ils ont été déçus.

— Sommes-nous d'accord sur le fait que les solains sont aussi des créations des dieux ?

— Nous sommes d'accord.

— Dans ce cas, pourquoi sommes-nous aussi différents ? »

Seryn haussa les épaules. Qu'il profite bien de ce temps libre pour poser toutes ses questions à voix haute. Bientôt, il n'en aurait plus guère que pour panser ses plaies.

« Peut-être qu'il y a eu d'autres dieux avant les Sermanéens. Ou que leurs objectifs ont changé. De toute façon, nous ne le saurons jamais.

— Je ne m'interroge pas dans le vide, primagister. Je compte bien répondre à toutes ces questions.

— Ah, et comment ?

— Je solliciterai les dieux eux-mêmes. »

Elle crut qu'elle avait mal entendu, mais ne put demander à Ikar de reprendre sa phrase. Un grondement immense les écrasait, toujours doublé de l'écho réfléchi sur la Barrière. Seryn se retourna brusquement. Le plus grand photosaure, Rexolae lui-même, tombait.

« Ne restons pas là » commanda-t-elle.

Tu as vu ça ? demandait Jarven depuis son poste d'observation de Téralis.

J'ai vu, lui renvoya-t-elle.

Seryn n'avait pas souvent observé de chute de photosaure, mais elles se faisaient plus fréquentes depuis un siècle. D'un millier, leur nombre avait décru à cinq cent. C'était toujours de la même manière. Ils se réveillaient un matin, leurs engrenages se remettaient en route, leur marche inlassable et sans but recommençait – et l'un d'entre eux, souvent le traînard du groupe, trébuchait.

Les autres photosaures continuaient sans l'attendre. Une fois tombée à terre, sur ce vaste désert de pierre, la créature mourait complètement. Ses parties organiques dépérissaient comme un arbre privé d'eau. Les végétations qui recouvraient son corps se mouraient elles aussi ; toute la richesse de cette vie symbiotique se fanait. Quand au métal de ses engrenages de titan, il se mettait à rouiller, comme s'il fallait camoufler au plus vite le crime d'avoir existé. Ces fantômes demi-éveillés d'un temps révolu ne vivaient que pour leur marche. Rien ne les poursuivait, rien ne les pressait, mais ils marchaient néanmoins. C'était leur seul but. Celui qui ne pouvait plus suivre se laissait mourir de tristesse.

Les autres photosaures du groupe marquèrent un temps d'arrêt. Ils n'avaient pas d'yeux pour voir, mais Seryn soupçonnait que leur corps gigantesque offrait une bonne résonance aux Arcs. Ainsi se repéraient-ils en détectant les choses elles-mêmes dans leur réalité crue, comme un bon maître d'Arcs. Ils s'écartèrent et le corps de Rexolae, pourtant montagne, disparut dans le nuage de poussière qu'ils soulevaient à leur passage.

Même à l'article de la mort, le chef avait mené son groupe jusqu'à bout. En cet instant, Seryn se sentit proche du photosaure. Elle ne parvint à détacher son regard du lieu de sa chute, jusqu'à ce qu'un de ses soldats lui demande ce qui n'allait pas.

Je rêverai de toi, songea-t-elle. Des photosaures, Seryn n'avait jamais ressenti que la tristesse immense ; la tristesse de ces vieux arbres mouvants, proches de leur fin, prisonniers d'un monde bientôt stérile. Ceux qui marchaient encore, en souvenir de printemps perdus.

Ils étaient la preuve vivante – plus pour très longtemps – que plus rien ne pouvait être escompté des Sermanéens.

« Étranges créatures, commenta Ikar.

— J'ai peur que leur groupe se disperse et que certains viennent s'écraser sur la Barrière. Ne soyons pas là. »

Sol FinisWhere stories live. Discover now